L’auteur du « Roi des Aulnes » a-t-il libéré le roman français avec la force démoniaque des siens ? A l’heure de son entrée dans la « Pléiade » (Gallimard), un examen s’impose. Et l’ogre Tournier ré enchanta le roman
La littérature crut pouvoir se passer d’intrigues, et même de personnages, sous l’emprise du nouveau roman. Elle prôna l’art pour l’art via une écriture blanche, voie royale d’accès à l’inconscient parfois (Sarraute, Duras), source aussi d’un formalisme anémiant. Alors, Tournier vint. Avec « Vendredi ou les limbes du Pacifique », reprise du mythe de Robinson publiée en 1967. Avec « Le roi des Aulnes », roman inspiré de la dérive criminelle de Gilles de Rais, prix Goncourt 1970 à l’unanimité. Avec « Les météores », enfin, vaste fresque sur la gémellité, en 1975. Des récits visionnaires portés par des caractères ancrés dans le réel (marins, garagistes…), aptes à survivre sur une île déserte comme à discuter en chambre des fins dernières de l’homme – tel chacun de nous, mais avec bien plus de moyens. Plus que des romans philosophiques, des galaxies de papier ouvrant sans cesse sur de nouveaux espaces. Un moderne avait réussi à actualiser les ressorts des grandes machines romanesques du XIXe siècle (si Tournier vénère Flaubert, c’est à Hugo ou Balzac qu’on pense en le lisant).
Cette résurrection suscita des réticences, mais rares furent ceux qui contestèrent ses dons au conteur imbibé de culture allemande. Qu’elles mettent en scène une famille bretonne au XXe siècle, dont l’héritier maudit accomplit un tour du globe (« Les météores »), ou un Anglais du XVIIIe échoué sur une île a priori déserte (« Vendredi »), ses fables savent être complexes et limpides à la fois, faire souffler le vent de l’aventure en traitant des grands sujets (théologie, linguistique, anthropologie…). Alors que ses héros aiment parler un idiome à part (l’éolien pour les jumeaux des « Météores », la langue adamique pour leurs débiles mentaux), Tournier use de phrases ayant la netteté tranchante de la photo (il fut un des trois fondateurs des Rencontres d’Arles en 1970, avant de siéger à l’académie Goncourt jusqu’à sa mort, l’an passé). Rêves, hallucinations, concepts, tout s’impose avec naturel chez lui.
Les passions amoureuses et les déboires conjugaux ne l’intéressent pas : ses héros sont des loups solitaires refusant de se sacrifier pour la survie de l’espèce. Quand ils ne courent pas les jeunes hommes (Alexandre dans « Les météores ») ou couvent les adolescents du regard (Abel Tiffauges dans « Le roi des Aulnes »), ils s’unissent physiquement au Christ (l’abbé Thomas dans ce même roman) ou à l’humus (Robinson sur son île). Sujets au rythme des marées et aux flux cosmiques, ils aiment se vautrer dans la fange pour mieux tendre à une forme de sainteté païenne, comme ils refont le monde à leur guise en recyclant ses déchets et en inversant ses valeurs. Ils cherchent moins des alter ego que des objets de plaisir ou de réflexion : curieux de tout, à condition que ce tout relève du même.
Part maudite. Ami de jeunesse de Tournier, Gilles Deleuze nota la perversité de ce monde sans autrui : chacun y suit son désir sans souci de conformité. Tout en se défendant d’entretenir des rapports intimes avec les enfants qu’il dresse dans l’école paramilitaire nazie de Kaltenborn, Abel s’imbibe de l’odeur de leurs cheveux coupés qui rembourrent ses oreillers, dans « Le roi des Aulnes ». L’un des frères inséparables des « Météores », dont la gémellité est implicitement érotisée, accuse les sans-pareil d’être nés avec un jumeau qu’ils auraient dévorés dans le ventre maternel. Et leur oncle Alexandre n’aime que labourer des collines d’ordures en jetant sa semence aux garçons. Tous travaillent à saper l’ordre moral, en attendant un hypothétique retour à la vie sauvage. La part maudite de l’homme hante Michel Tournier.
« Le sexe, c’est la force centrifuge qui vous chasse dehors. Hors d’ici ! Va baiser dehors ! C’est le sens de la prohibition de l’inceste. Pas de ça ici ! Monopole de papa ! Et si on sort, ce n’est évidemment pas pour des promenades solitaires. Le sexe ne vous expulse de chez vous que pour vous jeter dans les bras du premier venu. » Les météores (1975)
Le climat de transgression des années 1970 l’aida à dire l’inavouable alimentant cette grande machinerie romanesque, de la pédophilie à la psyché prussienne et l’imaginaire nazi. Prompts à se rêver en surhommes (Tournier se voulait un simple artisan), ses personnages peuvent traiter les Arabes de bicots et les femmes de pintades, ces dérapages contribuent à leur démesure inquiétante : ils ne relèvent pas de la psychologie, mais du mythe, ne descendent pas de Rubempré ou de Bel-Ami, mais des ogres de Perrault et du « roi des Aulnes » de Goethe. Reproche-t-on à Zeus le viol d’Europe ?
Ces monstres ne relancèrent pas seulement le roman, ils contribuèrent à changer l’image de l’homosexualité. Elle devint synonyme d’aventures, plus seulement de plaisanteries ou d’opprobre. Jamais pourtant Tournier ne s’affirma en militant, la force démoniaque de ses romans suffit. Puissance des rêveries d’un ermite vivant dans un presbytère de la vallée de Chevreuse, quand elles encouragent tout un public à reconnaître leur charge poétique. Miracle d’un succès qui changea l’écrivain sulfureux en auteur pour enfants – son « Vendredi ou la vie sauvage », récrit pour eux en 1971, aura conquis 7 millions de petits lecteurs. L’ogre dort comblé
« PRENEZ GARDE À L’OGRE DE KALTENBORN ! Il convoite vos enfants. Il parcourt nos régions et vole les enfants. Si vous avez des enfants, pensez toujours à l’Ogre, car lui pense toujours à eux ! » Le roi des Aulnes (1970) « Puis, soudain immobile, il regarda Robinson d’un air sévère. – Crusoé, lui dit-il, écoutez-moi bien : gardez-vous de la pureté. C’est le vitriol de l’âme. » Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967)