La plus coûteuse des illusions
Par souci compassionnel, l’Occident confond vraies et fausses victimes. Cette myopie affecte aussi le Sud.
«D e la blessure occidentale ». Livre imaginaire. Le sujet : comment le rejet, le malaise ou la douleur de vivre en Occident en arrivent, chez certains, à excuser le repli et absoudre la confession – devenue instrument politique – sous prétexte de l’identité à confirmer ou affirmer. La mécanique est complexe : vous êtes un porteur d’idées, de sens ou de corpus, venu d’ailleurs ou né en Occident mais depuis si peu de temps que cela se voit encore. C’est alors que, victime du racisme, du rejet, du malaise, on proclame sa souffrance ou sa colère comme irréductible. L’Occident est dit traître à ses valeurs, fourbe chez ses élites, dominateur dans sa compassion universelle promise, et on se met à le traquer chez lui et en soi. On écrit, on dénonce, on se replie ou on laisse pousser le drapeau des origines ou la barbe de la pureté. La blessure occidentale est d’ailleurs une sorte de meurtre permanent de soi par cet Autre qui ne veut pas de vous ou fait semblant de ne pas vous voir. Au sommet de la pyramide, on dénonce et on se range dans le camp dit « à gauche » : juste mais victimaire, prompt mais sans lucidité souvent, légitime mais sans efficacité. La blessure occidentale touche ainsi la large majorité des élites nées en Occident mais d’origine exogène ou celles qui, venues du Sud, du « tiède », s’installent, produisent, participent mais se souviennent. Famille à laquelle il faut ajouter une élite locale qui trouve, dans l’Histoire coloniale ou le présent des exclusions, l’argument pour habiller l’opposition permanente par le plaidoyer sur les droits des « blessés ». Et cela est légitime, heureux, digne et souvent défendable.
Sauf que, peu à peu, la blessure occidentale se transforme en illusion de compassion. Ainsi, peu à peu, on en vient à défendre le confessionnel, par exemple, comme une identité à rappeler. On en vient à proclamer des totalitarismes voilés comme des expressions du droit à la liberté et à la différence. La « blessure » pousse alors à une curieuse radicalité : à force de voir des victimes de l’Occident partout, on en trouve même chez ceux qui ne le sont pas et qui sont là embusqués sous couvert d’une religion transformée en escamotage et en projet politique et non de foi. On se met à la fois à défendre l’utopie communiste et à nier rageusement le goulag. A absoudre le crime ou les nouveaux fascismes par illusion de compassion. Et à ne jamais se poser cette question de bon sens : la blessure excuse-t-elle le repli ? L’identité et la communauté doivent-elles nécessairement passer par la confession ? N’est-on pas en train de déléguer, par exemple, à l’islamiste un droit usurpé : celui de parler au nom des musulmans, des identités et d’un Dieu et des victimes de l’Occident ? Ne pousset-on pas la compassion à tomber dans la complicité ?
Cette tentation de se faire l’avocat du diable est d’ailleurs observable à gauche et même à droite face aux radicalismes des deux bords. L’un au nom de la « blessure occidentale », l’autre au nom de l’« invasion orientale ». Et, pire, sur l’échelle des myopies, cette maladie touche comme une disgrâce certains au Sud : voilà qu’au nom du trauma colonial, de la blessure occidentale, on oublie ce que nous ont fait les islamistes pour les consacrer, doucement, comme des victimes et confondre la juste cause d’une réparation de blessure avec le discours totalitaire qui joue à la victime. On en arrive à tendre l’autre joue au nom d’une solidarité entre « victimes » qui est la plus tragique des illusions. Illusion que l’on a déjà payée en Algérie et que l’on paiera ailleurs, encore, si l’on ne se réveille pas à temps.
La « blessure occidentale » ne doit pas rendre borgne et le fantasme de l’« invasion orientale » ne doit pas rendre aveugle. Il est facile de le dire, mais il faut encore et encore le répéter
Romancier et essayiste. Vient de publier « Mes indépendances. Chroniques 2010-2106 » (Actes Sud).
Peu à peu, on en vient à proclamer des totalitarismes voilés comme des expressions du droit à la liberté et à la différence.