Comment Marseille résiste au djihad
Depuis 2012, très peu de Marseillais ont rejoint l’Etat islamique. Enquête.
CitéF ont-Vert ,9 février, 20 heures. Dans le local communautaire qui fait office de mosquée, la prière est terminée. La famille et des dizaines d’amis de Mehdi Remadnia, assassiné deux jours avant lors du premier règlement de comptes phocéen de 2017, se retrouvent dans la salle voisine, pour le dîner du deuil. « C’était quelqu’un de très pratiquant », assure son oncle agnostique installé en bout de table. Remadnia était marié religieusement avec sa compagne, qui a survécu à l’exécution. Selon elle, il n’avait pas hésité à aller au-devant de ses agresseurs pour leur demander de l’épargner, elle. Sur place, la brigade criminelle a retrouvé 39 douilles d’armes automatiques.
Comme au sein de la Mafia sicilienne, la religion est omniprésente dans le banditisme marseillais. Mais aucun narcobandit n’a pour l’heure sombré dans le djihadisme. « On n’a pas encore établi de lien entre la délinquance de droit commun et la radicalisation », confirme Laurent Nunez, préfet de police des Bouches-du-Rhône. Les kalachnikovs – qui continuent de circuler malgré l’état d’urgence – et les jeunes désoeuvrés ne manquent pourtant pas. On a compté 34 homicides par balles en 2016. Mais, dans la zone irakosyrienne, seulement 7 Marseillais sont recensés. A titre de comparaison, la DGSI estime que 10 % des 1 400 Français impliqués dans des filières de l’Etat islamique sont originaires des Alpes-Maritimes. Contrairement à Toulouse, Lunel, Trappes ou la Seine-Saint-Denis, il n’existe pas de filière marseillaise. «Le recrutement ne marche pas à Marseille, où les musulmans sont traditionnelle ment rétifs et méfiants vis-à-vis des influences extérieures », explique le sociologue Vincent Geisser, enseignant à l’IEP Aix-Marseille et spécialiste de l’islam hexagonal. Dans les quartiers, il existe une logique de « contrôle villageois » qui agit comme une protection. Ce contrôle a fonctionné pour Amine L., interne en chirurgie de 29 ans à l’hôpital de la Timone, rebaptisé « Al Bistouri » sur les réseaux sociaux. C’est sa famille qui, via le Numéro vert, a signalé sa radicalisation, avant d’aider le
Dans les quartiers, il y a une logique de « contrôle villageois » qui agit comme une protection.
Renseignement. Grâce aux informations délivrées par ses amis, il a été localisé en Turquie, a été rapatrié et est incarcéré depuis fin décembre.
La surveillance intracommunautaire fonctionne, mais jusqu’à un certain point seulement, tempère le préfet Laurent Nunez, pour qui le nombre de personnes radicalisées dans les Bouches-du-Rhône n’incite guère à l’optimisme. On en compte 1 225, dont 687 fichés S, pour 200 000 à 300 000 musulmans au sein d’une population de 1,8 million d’habitants vivant pour moitié dans Marseille intra-muros. Par ailleurs, 24 individus ont fait l’objet d’une procédure antiterroriste l’an dernier. Tous n’ont pas de liens avec le banditisme, mais on observe que ce sont souvent les séjours en prison qui poussent les jeunes voyous à se tourner vers la pratique religieuse. Remadnia avait passé plus d’une dizaine d’années à l’ombre. Pour lui comme pour les autres, l’islam est une manière d’obtenir la paix en détention. « Aux Baumettes comme dans la plupart des prisons alentour, c’est la religion majoritaire. On peut détecter des cas de radicalisation parmi eux mais, à leur sortie, on se rend compte qu’il s’agit seulement d’une posture », assure un officier du Renseignement territorial. Même les frères Bengler – des caïds des quartiers Nord issus de la communauté des gens du voyage – seraient convertis à l’islam.
« Le Rôtisseur ». Au dîner de deuil de Remadnia, le recueillement est interrompu par de nombreuses anecdotes. Un Algérien, rescapé de la tuerie des Marronniers, en 2006, fait même s’esclaffer l’assemblée en racontant que Farid Berrahma, caïd des quartiers Nord surnommé « le Rôtisseur », était « un homme pieux » . Il
avait, selon lui, écopé de plusieurs jours d’isolement pour avoir organisé une prière collective dans la cour de la prison de Luynes. Remadnia n’est jamais allé aussi loin dans la piété. Les photos du défunt circulent entre deux assiettes de couscous : Marrakech ou la Costa del Sol entre deux séjours en prison… Le bon croyant était aussi un flambeur. Il avait perdu son frère Ilyes, dit « Jojo », tombé sous les balles en avril 2012, puis son cousin Zakary deux ans plus tard. Le clan Remadnia est plus connu pour son activisme dans les stups que dans le prosélytisme.
« Leur dieu, c’est l’argent », maugrée Malik, 37 ans, assis sur le promontoire à l’entrée du quartier où un guetteur a également pris place. Ici, cet imam occasionnel est régulièrement chargé de la toilette mortuaire selon le rite musulman. « Si on me l’avait demandé pour Mehdi, j’aurais refusé. Pour moi, un hors-laloi n’a pas de foi. Les mosquées ou les imams qui acceptent de les marier contre rémunération ou qui encaissent leur zakat [aumône] ne valent pas mieux », persifle ce père de trois enfants. Remadnia n’est pas le seul à avoir passé ces dernières années à jouer sur plusieurs registres. C’est que la tentation est grande, même pour ceux qui soignent leur réputation de bon musulman.
Poule aux oeufs d’or. Dans les quartiers Nord, le trafic de stups rémunère beaucoup de petites mains et génère des sommes astronomiques. « Un point de vente emploie 20 à 30 personnes. Les “coupeurs”, à 800 euros l’acte, sont très recherchés », explique un dealer, qui fait aussi travailler des guetteurs qu’il paie 70 euros par jour, des physionomistes qui surveillent les guetteurs, des placiers (100 euros par jour) pour gérer le flux de consommateurs, des charbonneurs (150 euros par jour), qui vendent le cannabis et gardent l’argent dans leur minisacoche qu’un tiers vient prélever régulièrement… Sur certains spots, on se lance même dans le marketing, en offrant des « goodies » (des feuilles ou un briquet) ou en proposant un service de baby-sitting aux consommateurs venus s’approvisionner en famille ! Une économie extrêmement huilée et rentable, mais aussi concurrentielle. L’ultralibéralisme à la mode dans les quartiers Nord conduit plus souvent en prison ou au cimetière qu’à la mosquée. Le procès d’assises en appel qui s’est ouvert le 27 février à Draguignan en témoigne. Les auteurs, âgés de 21, 22 et 29 ans, ont été condamnés en première instance à vingt-cinq ans de réclusion pour avoir exécuté un trio de concurrents en remplissant un contrat à « quatre points » (4 zéros) – en l’occurrence, 150 000 euros. Pour défendre son frère, l’un des prévenus a osé un argument qui n’a pas convaincu la juge d’instruction : « C’est un pratiquant, un croyant, mon frère. Il ne peut pas être impliqué dans une histoire comme ça. » Reste que, selon la justice, ils sont les auteurs d’un triple assassinat à la kalachnikov. Les corps calcinés de leurs « concurrents », des trafiquants de moins de 20 ans, ont été retrouvés dans leur véhicule incendié à Noël 2011. Les victimes s’étaient présentées au guet-apens avec 60 000 euros, pour s’approvisionner en cannabis qu’elles comptaient revendre sur un « point » stups qu’elles avaient « repris » au commanditaire du contrat.
Des sommes qui donnent le tournis aux minots. Pourquoi lâcheraient-ils la poule aux oeufs d’or pour la Syrie ? Entre avril 2015 et janvier 2017, la police a saisi au total 4,6 millions d’euros en liquide chez les trafiquants. Elle a démantelé 58 réseaux et 209 personnes ont été écrouées en lien avec les stupéfiants ; 7 millions d’euros d’avoirs criminels ont également été saisis à Marseille, et 23 millions pour tout le département. Rien que pour le démantèlement du réseau de Nordine Achouri, 1,3 million d’euros ont été saisis à la Castellane. L’homme gérait son business en véritable chef d’entreprise. Au moment de son procès, en septembre 2015, le ministère public avait révélé son chiffre d’affaires : 1,95 million d’euros par mois, 23,5 millions par an. Son adjoint était appointé 11 000 euros mensuels. La procureure avait également détaillé le fonctionnement de cette start-up de l’économie parallèle : la « so-
Le business offre clairement une « qualité de vie » introuvable en zone irako-syrienne.
ciété » brassait entre 50 000 et 80 000 euros par jour, grâce à une flexibilité du temps de travail à rendre jaloux tout adhérent du Medef. « Ça tourne tous les jours de la semaine, y compris les jours fériés, de 11 heures à minuit. C’est une entreprise qui donne des jours de repos, distribue salaires et primes au rendement, sans oublier le panier-repas à 5 euros. L’entreprise de la Castellane fournit des logements de refuge, des gilets pareballes, les armes du chef, jusqu’aux élastiques et aux pochons, un peu comme on nous fournit l’agrafeuse, le papier et le stylo », ironisait la magistrate dans La Marseillaise. Le business offre clairement une « qualité de vie » introuvable en zone irako-syrienne.
« Notable ». Même les salafistes purs et durs font des concessions aux lois du marché. Comme les dirigeants de la mosquée de la cité des Oliviers, qui squattent depuis 2003 – malgré un jugement d’expulsion – un local HLM appartenant à la ville. La salle, pourtant nichée dans un centre commercial déserté, regroupe plus de 200 fidèles pour la prière du vendredi. Ce qui leur a permis, grâce à l’école confessionnelle et aux dons, de financer jusqu’à 100 000 euros de travaux, comme ils le rapportent eux-mêmes dans La Provence. Dans ce bout du 13e arrondissement administré par Stéphane Ravier, maire FN du 7e secteur, le contrôle social imposé par les religieux sert les dealers. D’après des témoignages recueillis par le renseignement territorial, personne n’ose tenir tête aux fondateurs du lieu de culte clandestin lorsqu’ils frappent aux portes pour faire cesser la musique le vendredi. Ironiquement, ces mêmes bigots ne trouvent rien à redire à la vente de stupéfiants sous les fenêtres de leur salle de prière. « On en viendra à bout », promet Laurent Nunez. La mairie annonce la fermeture de la salle des Oliviers le 15 mars. Reste que la perquisition menée l’année dernière n’a pas permis de rattacher cette mosquée à la mouvance djihadiste.
Les prêcheurs salafistes phocéens, depuis leur mosquée, sont loin d’inciter leurs fidèles à prêter serment à Abou Bakr al-Baghdadi, « calife » de l’Etat islamique. Nombre d’entre eux se sont plutôt tournés vers les affaires. A commencer par Abdelhadi Doudi, vedette du salafisme local, connu pour ses appels à la lutte armée en Algérie dans les années 1980-1990. Désormais, ses prêches sont plus raccord avec les préoccupations de ses ouailles nées en Paca. Doudi est même devenu fréquentable depuis que François Hollande a certifié, par courrier officiel, que sa mosquée luttait bien contre le djihadisme. L’imam, qui a cofondé le Comité islamique d’abattage rituel en 1999, est avant tout un homme d’affaires. Il percevait 30 centimes par kilo pour un marché annuel estimé à l’ époque à plus de 20 000 tonnes de viande halal. Moyennant un supplément, il accepte de pratiquer les mariages religieux, y compris illégaux, quand les futurs conjoints ne sont pas passés à la mairie. Apre au gain, il officie même si les futurs mariés sont absents et qu’ils communient virtuellement. Il est loin d’être le seul « notable » musulman marseillais à « vivre » de l’islam : librairies islamiques, produits dérivés, snacks halal – dont près de 80 % sont gérés par des salafistes, selon une estimation du Renseignement territorial –, quête du vendredi, agences de voyages spécialisées dans le pèlerinage à La Mecque… A Marseille, le hadj comme la omra financent les cadres de l’islam local. « Ils brassent beaucoup d’argent liquide », raconte Omar Djellil, qui codirige la plus ancienne mosquée de Marseille et pourfend « la corruption financière des notables musulmans ». « Pour les départs à La Mecque, l’Arabie saoudite distribue gratuitement les visas, mais les agences de voyages “islamiques” les font payer au prix fort. Il faut compter environ 5 000 euros pour obtenir son billet pour le cinquième pilier de l’islam, dont une partie en liquide », s’étrangle-t-il. Ainsi, les dirigeants de la mosquée El-Islah, dite « du marché aux puces », orientent les fidèles vers l’agence Keops. Un établissement qui affichait 2,754 millions de chiffre d’affaires en 2015. Abderrahmane Ghoul, ex-homme fort du projet de la Grande Mosquée de Marseille, a, lui, longtemps géré l’agence Falhi. « Plus ils ont de fidèles à demeure, plus ils gagnent d’argent. Ils n’ont aucune raison d’organiser des filières de départ pour la Syrie ou l’Irak », estime Djellil.
Des personnalités de moindre envergure veulent, elles aussi, toucher leur part du magot. Un ancien maître-chien de la gare SaintCharles, aux fins de mois difficiles, s’est ainsi autoproclamé imam. Salim Abou Islam – son nom de scène –, 44 ans, est une star du Web depuis 2010 et un reportage d’Harry Roselmack, sur TF1, sur le fondamentalisme islamique marseillais. Fort de sa notoriété, Abou Islam organise des séjours « religieux » en Jordanie pour des jeunes recrues. Officiellement, l’homme, que ses voisins voient au volant d’un 4 x 4, est loin de rouler sur l’or. Il avait été expulsé d’un premier lieu de culte, la mosquée Ibn Baz, pour non-paiement de loyer. Sa nouvelle salle de prière, pompeusement baptisée Institut al-Madkhali, n’irait pas mieux. Le Point a pu constater qu’un avis d’huissier y est placardé, en même temps qu’un appel aux dons des fidèles. L’imam est redevable de près de 25 000 euros d’arriérés de loyers…
A lire : « Les nouveaux parrains de Marseille », de Xavier Monnier (Fayard, 384 p., 23 €).