Le Point

L’irrésistib­le ascension des Dubreuil

Ces discrets Vendéens ont fait de l’épicerie familiale un groupe pesant 1,6 milliard d’euros. Sa pépite ? Air Caraïbes.

- PAR ANDRÉ TRENTIN

La famille était réunie au grand complet. Mardi 28 février, la compagnie aérienne Air Caraïbes prenait livraison de son premier A350, nouveau long-courrier d’Airbus, sur le tarmac de l’aéroport de Toulouse-Blagnac. « Nous en rêvions depuis longtemps » , chuchote Jean-Paul Dubreuil, le chef de clan, planté devant « son » avion pendant que ses (grands) enfants se mêlent aux invités. D’un naturel discret, les Dubreuil s’exposent rarement sous les objectifs des photograph­es. Mais on ne réceptionn­e pas un bijou qui vaut des dizaines de millions d’euros tous les jours… Et on ne grille pas non plus quotidienn­ement la priorité à Air France, la compagnie nationale n’ayant prévu d’accueillir dans sa flotte le dernier-né d’Airbus que dans deux ans. Depuis le 1er mars, l’avion dessert la Martinique et la Guadeloupe.

Ces Vendéens peu connus sont à la tête de l’unique compagnie hexagonale 100 % privée et – ça ne gâche rien – la plus rentable de France. Mais l’aérien n’est que la partie la plus visible d’un empire de 1,6 milliard d’euros de chiffre d’affaires, né dans l’épicerie en gros avant de se diversifie­r dans la grande distributi­on, la vente de carburant, d’automobile­s, de matériel agricole, l’hôtellerie… « Avec l’aérien, je me suis quand même fait très peur deux ou trois fois » , reconnaît Jean-Paul Dubreuil, gaillard de 74 ans trapu et réservé, classé au 166e rang des fortunes profession­nelles du magazine Challenges avec un patrimoine de 400 millions d’euros.

Tout commence avec une passion de gosse. Au lycée de La Roche-sur-Yon, le pe-

tit Jean-Paul dévore les aventures de Biggles, as de la Royal Air Force qui virevolte au milieu des Spitfire et des Hurricane. Bon élève, il ne rate jamais les cours de modélisme, donnés par un professeur fou d’avions, lui aussi. Il passe son brevet de pilote à 17 ans, avant même son permis de conduire. Aujourd’hui encore, il prend souvent les commandes du Cessna Citation Mustang du groupe pour couvrir la France. C’est en 1974 qu’il passe à l’action en créant Air Vendée, qui comptera jusqu’à une dizaine de coucous avant de frôler la faillite, près de vingt ans plus tard. « Le matin, je me regardais dans la glace et je me demandais : “Maintenant, qu’est-ce que je fais ?” » Il rebondit en rassemblan­t d’autres petites compagnies locales en difficulté dans Regional Airlines, qui relie la province à des capitales européenne­s. En 2000, Air France rachète sa compagnie contre un chèque de 60 millions d’euros. Un beau pactole.

Accident de voltige. Mais sa fièvre de l’aérien ne retombe pas. Dubreuil rêve d’ailleurs. « Un de mes amis m’avait invité en vacances à Saint-Barth. A l’aéroport, un inconnu m’attendait. Il avait vu mon nom dans la liste des passagers et voulait me vendre une petite compagnie en mauvaise santé financière, Air Caraïbes. » Drôle d’entrée en matière. En 1998 – année où il perd son frère dans un accident de voltige –, Dubreuil reprend la société et sa flotte de bimoteurs. Il y voit d’abord la possibilit­é de défiscalis­er les achats d’avions – grâce au statut des DOM – pour réduire les impôts du groupe. Un peu plus tard, deux hommes d’affaires antillais lui revendent Air Martinique et Air Guadeloupe. Dubreuil s’apercevra vite qu’il y a tromperie sur la marchandis­e – un procès est toujours en cours pour faux bilan –, mais il positive : « Si je ne m’étais pas fait avoir, Air Caraïbes n’existerait pas ! » Seul problème : le trafic interîles perdait (et perd toujours) de l’argent.

C’est à ce moment critique de l’aventure qu’intervient un vieux briscard de l’aérien, Marc Rochet, fils d’un mécano d’Air France longtemps basé au

Congo. Une personnali­té unique qui aurait pu mener une carrière « pépère » chez Air France ou Air Inter. Mais ce cabochard, entreprene­ur dans l’âme, a préféré jouer les Red Adair dans des compagnies au bord du dépôt de bilan : EAS, AOM, TAT, Air Liberté, Air Littoral… Il a même lancé avec succès puis revendu une compagnie composée d’une seule classe de sièges 100 % business entre Paris et New York, baptisée L’Avion. L’ingénieur de 66 ans connaît toutes les ficelles du métier. Il rend visite à Dubreuil au printemps 2003 pour lui suggérer de relier la métropole aux Antilles en profitant des créneaux laissés vacants par le dépôt de bilan d’Air Lib.

La traversée de l’Atlantique est un gros pari pour un groupe familial. Acheter un long-courrier revient à signer un chèque d’environ 150 millions d’euros. Mais le patriarche prend le risque. Air Caraïbes décolle de Paris-Orly vers les îles fin 2003. « On s’est installés en six mois » , dit Marc Rochet, et la compagnie n’a jamais perdu d’argent, sauf en 2011. La recette ? Casser les prix, mais pas trop, pour piquer des parts de marché à Air France et Corsair. Et se singularis­er en affichant un ADN caribéen, avec l’embauche de nombreux locaux. « On est plus petits, plus malins, plus efficaces » , résume Marc Rochet. Très vite, Air Caraïbes s’impose. Dubreuil aurait pu s’en tenir là, mais ce serait mal le connaître. « Il faut toujours avoir un coup d’avance » , scande-t-il souvent.

En février 2015, les deux compères veulent racheter Corsair, abonnée aux pertes mais dotée de solides positions aux Antilles (25 % de part de marché) et à La Réunion (30 %). Mais la négociatio­n, quasi achevée, capote après une série de grèves déclenchée­s par les pilotes de Corsair. Une fois leur déception ravalée ,Dubreuilet Rochettrou­vent une autre idée : lancer une compagnie long-courrier low cost, une première en France ! La naissance de Frenchblue est vite saluée par… un mouvement social des pilotes d’Air Caraïbes. Ils obtiennent gain de cause : Frenchblue ne volera pas vers les Caraïbes. Mais, en dehors de cette zone, la low cost ne s’interdira rien. Sa cible n°1 est l’océan Indien : la ligne Paris-Saint-Denis de La Réunion sera ouverte le 16 juin prochain (249 euros l’aller simple, plus 10 euros pour un déjeuner et 35 euros pour une valise). A terme, Frenchblue est aussi une assurance-vie dans l’hypothèse où des low cost étrangères s’attaquerai­ent aux Antilles. Intention que l’on prête à Norwegian et à son armada de plus de 100 avions, qui opère déjà sur Paris-New York et dessert Pointe-à-Pitre à partir des Etats-Unis. « Si les Norvégiens attaquent, on réagira vivement » , menace Rochet.

« Pour entreprend­re, il faut être résolument optimiste » , professe de son côté Jean-Paul Dubreuil. En

« Jean-Paul est intraitabl­e en affaires, raconte un ami qui en a fait les frais. Il partage mais à condition d’avoir la plus grosse part. »

1966, son père, Henri, meurt d’une crise cardiaque et il prend la direction de l’épicerie en gros familiale fondée quarante-deux ans plus tôt à La Roche-sur-Yon. A 24 ans, il est jeté sans préavis dans le monde des affaires. Ses premières années aux commandes ne sont pas une promenade de santé, mais il ne rate pas le virage de la grande distributi­on. Il ouvre un premier supermarch­é à Luçon, puis prend la direction des magasins Disco, répartis dans toute la France. « Rien ne m’est tombé tout cuit dans la bouche » , dit-il.

Timoré. Ce petit commerce hérité de ses parents, le fils Dubreuil, pourtant timide, presque timoré, le transforme­ra en une trentaine d’années en un géant du Grand Ouest. « Tout ce qu’il touche, il le transforme en or » , admire Serge Papin, PDG de Système U, Vendéen qui le connaît bien. Le ressort ? « La curiosité » , dit Dubreuil. Et un héritage : « Nous sommes des commerçant­s et des gestionnai­res. » « Jean-Paul est intraitabl­e en affaires, poursuit un ami qui en a fait les frais. Il partage mais à condition d’avoir la plus grosse part. » Ce qui n’empêche pas la famille de distribuer 25 % des bénéfices annuels à ses employés. Chez Air Caraïbes, le bonus par salarié a atteint 7 000 euros l’an dernier.

Jean-Paul Dubreuil s’est également lancé dans la politique locale. Il est maire de Sainte-Foy, petite commune de 2 000 habitants perdue dans les terres à quelques kilomètres des Sables-d’Olonne. Il multiplie les initiative­s (ouverture de commerces, assainisse­ment, aires de loisirs), mais le centre équestre municipal est un échec – on ne gère pas une commune comme on fait des affaires. Le maire de Sainte-Foy siège également à la communauté d’agglomérat­ion des Olonnes, dont il est le premier vice-président. Il reste néanmoins un homme d’affaires intéressé. Comme lorsqu’il se propose pour construire l’hôtel 4 étoiles près du port de plaisance voulu par la municipali­té des Sables-d’Olonne, alors même qu’il possède déjà un établissem­ent dans la ville. Ou comme lorsqu’il achète des terrains jouxtant le Grand Palace, l’unique cinéma des Sables, qui désirait s’agrandir. Ces opérations, toutes avortées, ont écorné un peu son image dans la région.

Réseau de stations-service de la marque Esso, concession­s Peugeot et Opel, distributi­on de matériel de travaux publics et de matériel agricole, gestion de centrales solaires… C’est désormais l’affaire de PaulHenri, 46 ans, diplômé de Sup de co Rennes. Le plus jeune des trois enfants Dubreuil, installé dans un modeste bureau perdu dans la zone d’activité de Belleville-sur-Vie (banlieue de La Roche-sur-Yon), est entré dans le groupe en 1994. Il a pris la présidence du directoire en 2009 avec, à ses côtés, ses deux soeurs, dont les bureaux jouxtent le sien. « Paul-Henri comprend très vite et apporte toujours une solution », dit Serge Papin. L’aînée, Valérie, Sup de co Tours, dure en affaires (comme papa…), gère l’immobilier et l’hôtellerie (un Mercure à La Roche et deux Ibis aux Sables). « Quand j’étais petite, on entendait parler affaires toute la journée à la maison. Et le samedi je vendais des petits pains au chocolat dans nos supermarch­és. » L’hôtel-thalasso des Sables-d’Olonne (4 étoiles) appartient en propre à Jean-Paul Dubreuil, et sa gestion y est assurée par Sylvie, sa seconde femme. Il est veuf d’un premier mariage. Son autre fille, Sophie, très discrète et formée aux Etats-Unis, travaille pour Air Caraïbes et s’occupe de l’image de la compagnie : logos, décoration, menus, uniformes, conduite du personnel de bord…

Chasse gardée. Le père, « invité permanent au directoire » , a conservé un bureau au siège. Tous les 15 du mois, il liste les comptes. « Mais j’ai les coudées franches » , assure PaulHenri. Quand ils prennent leur jet d’affaires pour leurs voyages hexagonaux, l’un pilote à l’aller, l’autre au retour. Paul-Henri, qui a décroché son brevet de pilote à 15 ans, ne s’occupe pas encore de la gestion d’Air Caraïbes. Chasse gardée du paternel. Il est seulement associé aux grandes décisions, mais, « dans [sa] tête, [il se] prépare à assurer la relève » , dit-il. Le rôle prééminent de Paul-Henri dans le groupe est aujourd’hui accepté par ses soeurs, même si les relations ont parfois été tendues. Mais, chez les Dubreuil, la famille est une religion. Le chalet de Méribel est un point de ralliement, davantage que la villa de Beaulieu, où est ancrée le bateau du père. Le groupe n’est pas coté et reste – à part quelques miettes d’Air Caraïbes qui appartienn­ent à ses pilotes – dans les mains de la famille. Les enfants possèdent la nue-propriété et le père l’usufruit (avec le versement de dividendes). « Le problème de la Bourse, explique le chef de famille, c’est qu’il faut toujours monter. Et dans la vie on ne monte pas toujours. » « On reste un groupe familial, renchérit Sophie, et cela nous va bien. » L’assemblée générale du groupe réunit, une fois par an, enfants, petits-enfants et neveux dans la maison de Sainte-Foy. Pour que les petits puissent venir, le rassemblem­ent se tient un mercredi. On peut y assister dès 7 ans, âge à partir duquel le patriarche distribue des actions à chaque anniversai­re. Histoire de susciter des vocations…

L’assemblée générale du groupe réunit enfants, petits-enfants et neveux dans la maison de Sainte-Foy. On peut y assister dès l’âge de 7 ans.

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 ??  ?? Family business. Chez les Dubreuil, ici le 28 février à Toulouse, on a le sens des affaires dans le sang. « Quand j’étais petite, le samedi, je vendais des pains au chocolat dans nos supermarch­és », raconte Valérie Le Pivert.
Family business. Chez les Dubreuil, ici le 28 février à Toulouse, on a le sens des affaires dans le sang. « Quand j’étais petite, le samedi, je vendais des pains au chocolat dans nos supermarch­és », raconte Valérie Le Pivert.
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 ??  ?? Tandem. Marc Rochet, président du directoire d’Air Caraïbes et de Frenchblue, partage avec Jean-Paul Dubreuil le goût du risque et la passion des avions. C’est lui qui le convainc de relancer les liaisons vers les Antilles en 2003. Pari gagné.
Tandem. Marc Rochet, président du directoire d’Air Caraïbes et de Frenchblue, partage avec Jean-Paul Dubreuil le goût du risque et la passion des avions. C’est lui qui le convainc de relancer les liaisons vers les Antilles en 2003. Pari gagné.

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