Le Point

« Le choc des modernités »

Le Japon n’a pas attendu l’Occident pour se moderniser. C’est ce qu’explique l’historien dans un livre magistral.

- PAR ROMAIN GUBERT, BRIGITTE HERNANDEZ ET CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Peu de pays ont fait autant que le Japon l’objet de tant d’idées reçues. L’une d’elles, la plus tenace peut-être, serait que l’archipel, qui nous fascine par son extrême capacité d’innovation comme par la persistanc­e de ses traditions, n’aurait commencé sa modernisat­ion qu’en imitant les idées occidental­es au moment de l’ère Meiji (1868-1912), parfois appelée « les Lumières japonaises ». Dans son ouvrage, aussi précis que passionnan­t, « Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui » (Gallimard), l’historien Pierre-François Souyri, professeur d’histoire japonaise à l’université de Genève, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, bat en brèche cette idée un peu rapide. Non, la modernité ne fut pas un produit d’importatio­n venant d’Occident, mais il existe une histoire spécifique­ment japonaise de la modernité. Dressant un portrait fascinant de ce Japon du XIXe siècle en pleine métamorpho­se, où apparaisse­nt des figures de femmes battantes, loin du cliché de la Japonaise soumise à une société patriarcal­e, mais décrivant aussi un nationalis­me pensé comme une mystique d’Etat, il nous invite à changer de lunettes pour regarder ce pays aussi familier qu’exotique. Et à comprendre pourquoi et comment il est devenu le pays qu’aujourd’hui nous connaisson­s, construit dans un rapport singulier au pouvoir, au futur, à l’espace, et même à la création et aux interdits. Entretien.

Le Point : Dans votre ouvrage récent sur l’histoire de la modernité japonaise, vous insistez sur l’aspect extrêmemen­t particulie­r de l’expérience nipponne. Pierre-François Souyri :

Oui, l’expérience de la modernité au Japon est plus ancienne qu’il y paraît. Avant l’ouverture à l’Occident au XIXe siècle, le Japon était engagé dans un processus de proto-industrial­isation, une « révolution industrieu­se », comme dit l’historien Hayami Akira, qui explique en grande partie pourquoi le pays a pu répondre assez rapidement au défi que représenta­it l’arrivée des Occidentau­x. Manufactur­es, « grands magasins », commerce interrégio­nal de grande ampleur, tourisme culturel, spectacles populaires tels le théâtre kabuki ou le sumo, écoles en grand nombre, maisons d’édition et librairies en plein essor, etc., montrent que le Japon d’Edo (1603-1867) était une civilisati­on « prémoderne » en tant que telle. Si on ajoute un intérêt grandissan­t pour l’améliorati­on des techniques, l’essor d’une pensée critique et d’une réflexion scientifiq­ue, on a tous les ingrédient­s qui mènent à une amorce de premier décollage. Ensuite, au cours de l’époque Meiji (1868-1912), le pays s’est montré capable de réformer les institutio­ns pour poser les bases d’un Etat-nation moderne. Mais ce processus n’a été possible que parce qu’une partie des couches moyennes s’est elle-même

mobilisée, aux alentours de 1880, dans le cadre d’un puissant mouvement associatif et politique en faveur de « la liberté et les droits du peuple », qui a pris en charge le programme de la modernisat­ion. Une véritable révolution culturelle a alors eu lieu, rendant possible une démocratis­ation de la société par l’intermédia­ire du débat, de la critique, de la confrontat­ion. Cette vague démocratiq­ue a repris de plus belle dans les années 1920, avant d’être étouffée par le militarism­e au cours des années 1930. Ce que j’essaie donc de montrer, c’est le caractère fondamenta­lement endogène de la modernisat­ion japonaise. L’Occident a accéléré un processus, mais celui-ci est d’abord né de l’intérieur de la société.

Vous évoquez des femmes exceptionn­elles, comme Kishida Toshiko, « assistante littéraire » de l’impératric­e, qui osèrent prendre la parole pour les droits des femmes à la fin du XIXe siècle.

Cette jeune femme est en effet tout à fait fascinante, car elle découvre vers 1880 (elle a à peine 20 ans) la nécessité d’une égalité des droits entre les hommes et les femmes au nom de « l’harmonie », en s’appuyant sur Confucius et Mencius pour justifier ses propos. Elle précède la génération des « nouvelles femmes » qui ont milité vers 1910 pour l’épanouisse­ment de la condition féminine et le droit de vote pour les femmes. C’est peu connu, mais il existe un puissant mouvement féministe au Japon avant guerre. Bien sûr, le pays reste très patriarcal, mais ces mouvements participen­t de la modernisat­ion de la société japonaise de l’intérieur, en quelque sorte.

Qu’en est-il de la place des femmes dans un Japon qui a la réputation de rester patriarcal ?

La place des femmes évolue peu à peu. Elles ont obtenu l’égalité juridique en 1946, ainsi que le droit de vote, et elles jouent depuis les années 1980 un rôle de plus en plus important dans certains secteurs (journalist­es, enseignant­es dans le supérieur, femmes médecins, chefs d’entreprise, notamment dans les services, etc.). De ce point de vue, la société japonaise évolue peu à peu au même rythme, ou presque, que les sociétés occidental­es. Avec les mêmes blocages aussi. Mais, dans le cas du Japon, il reste très difficile pour une femme ayant un enfant de rester salariée dans une entreprise ou une administra­tion. D’où, d’ailleurs, le retard de l’âge des femmes à la naissance de leur premier enfant et la conséquenc­e inévitable, l’affaisseme­nt de la natalité. Elles ont un enfant, rarement deux, pratiqueme­nt jamais trois ou plus.

Qu’en est-il aujourd’hui de la « défense des valeurs nationales » et du nationalis­me comme « mystique d’Etat » dont vous parlez dans votre livre ?

Le nationalis­me d’avant guerre reste compris par la majorité de la population comme l’idéologie néfaste qui a mené le pays à la catastroph­e absolue de 1945. Les Japonais sont dans leur majorité attachés au pacifisme et comprennen­t mal pourquoi le pays devrait intervenir militairem­ent sur les terrains extérieurs. Cela dit, le développem­ent de la puissance militaire chinoise (son expansionn­isme en mer de

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Pierre-François Souyri Historien, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo.

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