« Le choc des modernités »
Le Japon n’a pas attendu l’Occident pour se moderniser. C’est ce qu’explique l’historien dans un livre magistral.
Peu de pays ont fait autant que le Japon l’objet de tant d’idées reçues. L’une d’elles, la plus tenace peut-être, serait que l’archipel, qui nous fascine par son extrême capacité d’innovation comme par la persistance de ses traditions, n’aurait commencé sa modernisation qu’en imitant les idées occidentales au moment de l’ère Meiji (1868-1912), parfois appelée « les Lumières japonaises ». Dans son ouvrage, aussi précis que passionnant, « Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui » (Gallimard), l’historien Pierre-François Souyri, professeur d’histoire japonaise à l’université de Genève, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, bat en brèche cette idée un peu rapide. Non, la modernité ne fut pas un produit d’importation venant d’Occident, mais il existe une histoire spécifiquement japonaise de la modernité. Dressant un portrait fascinant de ce Japon du XIXe siècle en pleine métamorphose, où apparaissent des figures de femmes battantes, loin du cliché de la Japonaise soumise à une société patriarcale, mais décrivant aussi un nationalisme pensé comme une mystique d’Etat, il nous invite à changer de lunettes pour regarder ce pays aussi familier qu’exotique. Et à comprendre pourquoi et comment il est devenu le pays qu’aujourd’hui nous connaissons, construit dans un rapport singulier au pouvoir, au futur, à l’espace, et même à la création et aux interdits. Entretien.
Le Point : Dans votre ouvrage récent sur l’histoire de la modernité japonaise, vous insistez sur l’aspect extrêmement particulier de l’expérience nipponne. Pierre-François Souyri :
Oui, l’expérience de la modernité au Japon est plus ancienne qu’il y paraît. Avant l’ouverture à l’Occident au XIXe siècle, le Japon était engagé dans un processus de proto-industrialisation, une « révolution industrieuse », comme dit l’historien Hayami Akira, qui explique en grande partie pourquoi le pays a pu répondre assez rapidement au défi que représentait l’arrivée des Occidentaux. Manufactures, « grands magasins », commerce interrégional de grande ampleur, tourisme culturel, spectacles populaires tels le théâtre kabuki ou le sumo, écoles en grand nombre, maisons d’édition et librairies en plein essor, etc., montrent que le Japon d’Edo (1603-1867) était une civilisation « prémoderne » en tant que telle. Si on ajoute un intérêt grandissant pour l’amélioration des techniques, l’essor d’une pensée critique et d’une réflexion scientifique, on a tous les ingrédients qui mènent à une amorce de premier décollage. Ensuite, au cours de l’époque Meiji (1868-1912), le pays s’est montré capable de réformer les institutions pour poser les bases d’un Etat-nation moderne. Mais ce processus n’a été possible que parce qu’une partie des couches moyennes s’est elle-même
mobilisée, aux alentours de 1880, dans le cadre d’un puissant mouvement associatif et politique en faveur de « la liberté et les droits du peuple », qui a pris en charge le programme de la modernisation. Une véritable révolution culturelle a alors eu lieu, rendant possible une démocratisation de la société par l’intermédiaire du débat, de la critique, de la confrontation. Cette vague démocratique a repris de plus belle dans les années 1920, avant d’être étouffée par le militarisme au cours des années 1930. Ce que j’essaie donc de montrer, c’est le caractère fondamentalement endogène de la modernisation japonaise. L’Occident a accéléré un processus, mais celui-ci est d’abord né de l’intérieur de la société.
Vous évoquez des femmes exceptionnelles, comme Kishida Toshiko, « assistante littéraire » de l’impératrice, qui osèrent prendre la parole pour les droits des femmes à la fin du XIXe siècle.
Cette jeune femme est en effet tout à fait fascinante, car elle découvre vers 1880 (elle a à peine 20 ans) la nécessité d’une égalité des droits entre les hommes et les femmes au nom de « l’harmonie », en s’appuyant sur Confucius et Mencius pour justifier ses propos. Elle précède la génération des « nouvelles femmes » qui ont milité vers 1910 pour l’épanouissement de la condition féminine et le droit de vote pour les femmes. C’est peu connu, mais il existe un puissant mouvement féministe au Japon avant guerre. Bien sûr, le pays reste très patriarcal, mais ces mouvements participent de la modernisation de la société japonaise de l’intérieur, en quelque sorte.
Qu’en est-il de la place des femmes dans un Japon qui a la réputation de rester patriarcal ?
La place des femmes évolue peu à peu. Elles ont obtenu l’égalité juridique en 1946, ainsi que le droit de vote, et elles jouent depuis les années 1980 un rôle de plus en plus important dans certains secteurs (journalistes, enseignantes dans le supérieur, femmes médecins, chefs d’entreprise, notamment dans les services, etc.). De ce point de vue, la société japonaise évolue peu à peu au même rythme, ou presque, que les sociétés occidentales. Avec les mêmes blocages aussi. Mais, dans le cas du Japon, il reste très difficile pour une femme ayant un enfant de rester salariée dans une entreprise ou une administration. D’où, d’ailleurs, le retard de l’âge des femmes à la naissance de leur premier enfant et la conséquence inévitable, l’affaissement de la natalité. Elles ont un enfant, rarement deux, pratiquement jamais trois ou plus.
Qu’en est-il aujourd’hui de la « défense des valeurs nationales » et du nationalisme comme « mystique d’Etat » dont vous parlez dans votre livre ?
Le nationalisme d’avant guerre reste compris par la majorité de la population comme l’idéologie néfaste qui a mené le pays à la catastrophe absolue de 1945. Les Japonais sont dans leur majorité attachés au pacifisme et comprennent mal pourquoi le pays devrait intervenir militairement sur les terrains extérieurs. Cela dit, le développement de la puissance militaire chinoise (son expansionnisme en mer de