Stupeur et tremblements
L’empereur du Japon est le garant de l’unité du pays. Enquête sur la panique des Japonais à l’idée qu’il abdique prochainement.
Il est 22 heures et Mototsugu Akashi, 83 ans, s’apprête à se coucher. Dans le petit salon de sa maison à deux étages, son chat roux ronronne. Soudain le téléphone sonne. Le vieil homme décroche. « L’empereur souhaite vous parler » , dit une voix. Akashi marque un temps d’arrêt. Certes, l’empereur Akihito est son ami. Il le connaît depuis sa petite enfance. Il a grandi à ses côtés à l’école élémentaire, au collège puis au lycée. Il l’a affronté dans des parties de ping-pong. A l’âge adulte, il a découvert avec lui l’équitation puis le polo et le saut d’obstacles. Plus tard, lorsqu’il a entamé sa carrière de comptable chez Nissan, il lui a souvent rendu visite au palais. Surtout le soir, après les dîners officiels. « Des moments où l’on parlait des enfants. » Il n’empêche, en ce 21 juillet 2016, Akashi s’étonne, car l’empereur n’appelle jamais si tard.
Huit jours auparavant, la chaîne japonaise NHK a sorti un scoop annonçant la prochaine abdication d’Akihito. La maison impériale a démenti. Pour la forme. Ce soir, l’empereur s’épanche auprès de son ami. « Je songe à me retirer depuis longtemps, car les forces me quittent, lui dit-il. Il n’y a rien d’exceptionnel à cela. » La conversation dure dix minutes. « Je te souhaite une bonne nuit », conclut le monarque. « Il était calme et s’exprimait comme n’importe quelle personne ordinaire », raconte Akashi, devant de vieilles photos le montrant au côté d’Akihito, à l’époque jeune prince, tous deux engoncés dans leur veste d’écolier.
Le 8 août, le pays apprend la nouvelle. Dans une allocution télévisée, Akihito, 83 ans, confirme son intention de céder son trône à son fils Naruhito, âgé de 56 ans. Au sein du gouvernement de Shinzo Abe, c’est la stupeur. Depuis l’ère Meiji, les empereurs remplissent leur fonction jusqu’à leur mort. Et, si la maladie les en empêche, un régent prend le relais. Or voilà qu’Akihito entend bousculer les fondements de la dynastie. Et pas n’importe laquelle : la plus vieille au monde, celle issue de l’empereur Jinmu il y a 2 600 ans, lui-même descendant d’une divinité du Soleil. La seule aussi à vénérer un empereur. Car le Japon a résisté à la valse des têtes
couronnées au cours du XXe siècle. Lorsque l’empereur Hirohito naît, en 1901, une centaine de monarchies règnent sur 90 % de la population de la planète. Elles ne sont plus qu’une trentaine aujourd’hui. Et, parmi elles, seul l’empereur du pays du Soleil-Levant a survécu, doté d’un statut de dieu vivant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les autres empereurs ont tous disparu, tels l’Autrichien Charles Ier, l’Allemand Guillaume II, le Britannique George V, le Chinois Puyi, l’Ethiopien Hailé Sélassié et le fantasque Centrafricain Jean-Bedel Bokassa.
Alors, au Japon, l’institution est sacrée. « C’est notre symbole, il appartient à notre inconscient », admet l’étudiante Shoko, installée dans un bar à chats de Tokyo avec deux oreilles roses sur la tête et occupée à caresser des boules de poils. « En plus, l’empereur travaille », ajoute sa copine en train de photographier les félins au milieu des jambes des clients.
Du coup, la perspective d’une abdication heurte les conservateurs au pouvoir. « Si on offre à nos souverains la possibilité de partir à leur gré, c’est la fin de l’empire ! » proteste le constitutionnaliste Hidetsugu Yagi, ancien conseiller du Premier mi- nistre et fier de présenter à ses interlocuteurs l’arbre généalogique des 125 empereurs du pays.
Solution des autorités ? Adopter une loi spéciale autorisant Akihito, et lui seul, à s’effacer d’ici à la fin de 2018. Mais pas question de démythifier la figure impériale en réformant un code bimillénaire.
D’autant qu’une inquiétude pointe. Le prince héritier sera-t-il à la hauteur ? « L’empereur veut abdiquer pour mieux contrôler son fils », poursuit Hidetsugu Yagi. Car la famille souffre d’un maillon faible : Masako, épouse de Naruhito et future impératrice. Elle s’est enfoncée dans la dépression il y a plus d’une décennie et peine à en sortir. Une fragilité qui contraint le prince à renoncer à bon nombre de cérémonies. « Dès qu’il a un moment libre, il est auprès d’elle », raconte son camarade
« Si on offre à nos souverains la possibilité de partir à leur gré, c’est la fin de l’empire ! » Hidetsugu Yagi, ancien conseiller du Premier ministre
de lycée Andrew Arkley, un Australien installé à Tokyo et toujours en contact avec lui. De quoi compliquer les premiers pas du nouvel empereur, soumis, en moyenne, à trois obligations officielles par jour. « Masako aura du mal à gagner le respect du peuple », prédit Midori Watanabe, auteure d’une trentaine d’ouvrages sur la famille impériale.
Turbulences. Le couple, il est vrai, connaît des turbulences depuis les années 1990. Tout commence par une obstination, celle du prince tombé un jour sous le charme d’une femme de 23 ans lors d’une réception. L’homme est violoniste et amateur de randonnées en montagne. Il a étudié à Oxford et déjà rencontré la reine Elisabeth II, surpris de voir qu’elle « se sert elle-même du thé et des sandwichs » . C’est aussi un grand buveur de cognac, « toujours le dernier à rester debout », confie un proche. Ce soir d’automne, un dîner a lieu au palais. Masako, tout juste nommée au ministère des Affaires étrangères, est là. Naruhito croise son regard, échange quelques mots et devient fou amoureux. Il la courtise pendant sept ans et la demande en mariage à deux reprises. En vain. La demoiselle, fille de diplomate, diplômée de Harvard et maîtrisant cinq langues, rêve d’une carrière d’ambassadrice. Pas d’une vie de recluse. Les chambellans de Naruhito s’activent pour dénicher une autre candidate. Ils se présentent régulièrement une enveloppe marron à la main dans laquelle figure le nom d’une élue possible. Le prince en rencontre ainsi plus d’une vingtaine. Rien n’y fait. Il veut Masako. La troisième demande en mariage est la bonne. La brillante fonctionnaire accepte, sensible, dit-on, au serment prêté par le prince : « Je serai à votre côté et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger. » L’empereur aurait également fait pression sur le père de l’intéressée.
Les noces sont célébrées le 9 juin 1993. Masako porte une robe de 16 kilos, composée de douze épaisseurs en soie et d’un coût de 350 000 dollars. La première nuit, un couple âgé frappe à la porte de la chambre princière et psalmodie des prières. La cage dorée se referme sur Masako. La nouvelle épouse vivra désormais sous surveillance. Son gardien ? L’agence impériale, forte d’un millier de fonctionnaires, dont le bâtiment de trois étages se dresse au milieu des pins parasols, non loin du palais. Tout au long de la journée, des hommes vêtus de costumes noirs s’y engouffrent et gagnent des bureaux éclairés par des néons. Ce sont eux qui tiennent les agendas et autorisent ou non les sorties des 23 membres de la famille impériale. Ils ont aussi la haute main sur 30 jardiniers, 25 cuisiniers, 78 plombiers, 4 médecins, 30 archéologues affectés à la préservation de 895 tombes et 160 domestiques au service de l’empereur, parmi lesquels des spécialistes des sols, des couverts ou des meubles.
Masako découvre sa nouvelle vie avec effroi. Une audience chez l’empereur ? Une visite chez ses parents ? Elle doit obtenir l’approbation des