Le Point

Donné comme nobélisabl­e, Haruki Murakami publie son nouveau recueil. Extrait fantastiqu­e.

- C. O.-D.-B.

Demi-dieu dans l’archipel, phénomène dans le monde entier, souvent annoncé comme le prochain Nobel, Haruki Murakami, né en 1949 à Kyoto, est le plus secret des écrivains nippons. Au Japon est annoncé son nouveau roman, « Kishidanch­o Goroshi » (Killing Commendato­re), en deux tomes, tiré chacun à 500 000 exemplaire­s et sur lequel, comme d’habitude, aucun élément de l’intrigue n’a été révélé. En attendant sa traduction en France, Le Point vous livre, en exclusivit­é, un extrait de son recueil de nouvelles « Des hommes sans femmes », qui vient tout juste de sortir en France chez Belfond, et qui explore la vie d’hommes abandonnés, ou sur le point de l’être, par des femmes. Dans la nouvelle « Le bar de Kino », marquée par le beau bizarre, à la suite de la disparitio­n d’un chat sans doute protecteur de l’endroit, d’étranges serpents font leur apparition dans le bar tenu par le héros. Intéressan­t quand on sait que l’auteur lui-même a tenu un club en 1974… Le premier que Kino remarqua était d’un brun terne. Assez long. Kino s’apprêtait à ouvrir la porte d’entrée, un sac en papier plein de provisions dans les bras, quand il le vit se faufiler dans l’ombre du saule. Il était rare de voir des serpents en plein Tokyo. Il fut un peu surpris, mais pas inquiet outre mesure. Derrière le musée Nezu subsistait un grand jardin laissé plus ou moins à l’état naturel. Il n’était pas tellement étrange que des serpents y vivent.

Mais deux jours plus tard, quand il ouvrit la porte, peu avant midi, pour récupérer le journal, il vit un autre serpent, à peu près au même endroit. Celui-là était d’une teinte bleutée, plus petit que le précédent, et semblait quelque peu visqueux. Lorsque le serpent s’aperçut de la présence de Kino, il s’arrêta, releva légèrement la tête et le regarda droit dans les yeux (ou, du moins, parut le regarder). Kino hésita, ne sachant que faire. Le serpent laissa lentement retomber sa tête et se fondit dans l’ombre. Cette vision perturba Kino. Le serpent avait eu l’air de le connaître.

Kino vit le troisième serpent trois jours plus tard, au même endroit, toujours dans l’ombre du saule. Il était noir, et bien plus court que les deux précédents. Kino n’y connaissai­t rien en serpents, mais, des trois, celui-ci lui parut le plus dangereux. Peut-être était-il venimeux. Il n’en était cependant pas certain. Il ne l’avait aperçu que l’espace d’un bref instant. A peine avait-il senti la présence de l’homme qu’il s’était glissé dans les herbes et évanoui. Trois serpents en une semaine, c’était trop. Il se passait quelque chose de bizarre.

Kino téléphona à sa tante à Izu. Après lui avoir donné quelques nouvelles, il lui demanda si elle avait déjà vu des serpents dans son jardin d’Aoyama.

« Des serpents ? répéta sa tante, étonnée. Des vrais, tu veux dire ? »

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