Le Point

La Coco Chanel du kimono

Elevée avec ses deux soeurs par sa seule mère dans une société réputée patriarcal­e, Junko Koshino a révolution­né le monde de la mode. Alors qu’elle expose ses créations au musée Guimet, rencontre à Tokyo.

- PAR KARYN NISHIMURA

Dans la famille Koshino, il y avait la mère, mais plus de père, les trois filles et la grand-mère. « Pas d’homme, plus

d’hommes » , se souvient Junko, élégante femme à l’éternelle coupe au carré très courte, assise dans la mezzanine de sa boutique-galerie au coeur de Tokyo, qui se remémore néanmoins en souriant le grand-père, qui vendait des étoffes de kimono : « Il est mort quand j’étais encore petite, mais je garde l’image d’un homme sévère. » La célèbre styliste japonaise, aujourd’hui septuagéna­ire, a un mot pour qualifier sa vie : « masaka » , une exclamatio­n qu’on pourrait traduire par « dingue ! » ou « pas possible ! ». Des trucs fous, elle en a collection­né, c’est dans les gènes de la maison, où l’absence du père – habituel pilier dans le système patriarcal japonais –, mort juste après la guerre, a décuplé le rôle de la mère : « On a grandi en regardant le dos de maman » , résume l’aînée, Hiroko, dont un manga a raconté la vie. « Elle était penchée sur sa machine à coudre à longueur de journée, elle travaillai­t jusqu’à 3 heures du matin toutes les nuits. Habillée en kimono, elle créait des vêtements occidentau­x sur mesure. Bête de travail, elle a quand même élevé trois filles, sans jamais râler » , dit encore Junko. Les trois soeurs sont toutes devenues d’illustres créatrices de mode : l’aînée, Hiroko Koshino, a été remarquée à Paris avec des défilés conçus comme des exposition­s ; Junko, la plus avant-gardiste, a révolution­né le kimono. C’est aujourd’hui la star de l’exposition que le musée Guimet, à Paris, présente autour du vêtement emblématiq­ue du Japon. Quant à Michiko, elle est notamment connue pour ses jeans

« Masaka ! » (dingue !), c’est ainsi que la styliste Junko Koshino, aujourd’hui septuagéna­ire, qualifie sa vie.

avec sa marque Michiko London. Même la mère, Ayako, qui, dans son autobiogra­phie, qualifie Hiroko, Junko et Michiko d’ « amies-rivales » , a fondé sa propre marque de mode à l’âge de… 75 ans. Après ses filles ! « Quand maman a réalisé son premier défilé, j’ai cru y voir mes propres créations. Elle avait totalement imité l’un de mes modèles. Je lui ai dit “maman, ça s’appelle une contrefaço­n, il ne faut pas faire cela”, et elle m’a répondu du tac au tac : “Où est le mal, c’est moi qui t’ai mise au monde, non ?” » Les trois mousquetai­res et leur mère – la famille Koshino – sont devenues un mythe au Japon, au point que la chaîne publique NHK a fait de leur histoire un feuilleton matinal quotidien à l’antenne pendant six mois, série télé qui est aujourd’hui diffusée partout en Asie, où elle fait école.

Alors que le Japon débat du travail des femmes depuis des lustres sans parvenir à élever le taux d’activité des jeunes mamans et que les surnommées « single mothers » (mères seules) sont encore

considérée­s comme une catégorie bien à part, « pour les Koshino mère et filles, trimer est une évidence » , assène la styliste. Diplômée de la plus grande pépinière japonaise de la mode, le Bunka Fashion College, comme sa soeur Hiroko ou le couturier Kenzo, elle soutient la comparaiso­n avec Coco Chanel dans son rôle de briseuse de convention­s. Elle a su réinventer la femme japonaise avec des kimonos modernes, fusion entre la tenue traditionn­elle nipponne et la robe longue occidental­e. « Cela permet à ce vêtement, fastidieux à porter, de franchir les frontières en gardant son essence nipponne » , grâce aux tissus, couleurs et motifs. Là encore, Junko suit les traces de sa mère, qui « osait mettre un manteau par-dessus un kimono » . Et si sa mode est, dit-elle, « intrinsèqu­ement liée aux tenues occidental­es, avec Paris comme capitale », elle reste profondéme­nt japonaise. « J’ai grandi au milieu des arts et traditions populaires du Japon. Je suis devenue douée pour dessiner des uniformes ou costumes de groupes (dont ceux de la troupe de tambours japonais Tao) parce que durant toute mon enfance j’ai vu défiler des centaines de participan­ts au Danjiri Matsuri (festival de chars) de notre quartier, tous habillés pareil, une procession magnifique. » Témoignent aussi de sa féminine « japonité » un de ses livres – car elle en écrit, de même qu’elle est aussi une experte en feux d’artifice –, « Omotenashi », l’art de l’hospitalit­é japonaise et ses boucles d’oreilles, dessinées par ellemême et façonnées par un artisan de Fukushima, un de ceux qu’elle soutient depuis l’accident nucléaire de mars 2011.

Mais, ce qu’elle retient comme le tournant le plus surprenant de son existence, c’est « le mariage et la naissance d’un enfant, à plus de 40 ans » ; là encore un phénomène rarissime à l’époque au Japon, où qui n’était pas marié avant 30 ans faisait honte à la famille. « Dans le milieu de la mode, ce n’est pas un secret, il y a beaucoup d’homosexuel­s, et la notion de mariage y est quasi absente, encore plus les enfants. Je n’avais personne dans mon entourage qui ait des enfants. Et quand j’ai eu le mien, on m’a dit “sans blague, t’étais donc une femme ?”. Je n’ai pas pris de congé maternité. Pour la saison des défilés à Paris, en 1980, j’étais enceinte de huit mois, j’ai conçu des vêtements ronds, tout ronds. J’ai élevé mon fils – Yoriyuki Suzuki, graphiste et directeur artistique le jour, DJ la nuit – sans le confier à qui que ce soit. Je voulais qu’il grandisse près de moi, j’avais moimême appris tellement au côté de ma mère, décédée en 2006, à 92 ans. » Comment dit-on wonder woman en japonais ?

A voir à Paris, « Kimono, au bonheur des dames », musée Guimet, jusqu’au 22 mai, où, pour la première fois hors du Japon sont rassemblée­s les oeuvres de la célèbre maison Matsuzakay­a, fondée en 1611, ainsi que les kimonos revisités de Junko Koshino. Catalogue de l’exposition édité par Gallimard, 160 p., 32 €.

« Je n’avais personne dans mon entourage qui ait des enfants. Et quand j’ai eu le mien, on m’a dit “sans blague, t’étais donc une femme ?”. » Junko Koshino

 ??  ?? Legende. LegendeAt dicaper cestodies rem ta, quam ilis; Catquidet, nos nonimihic orum conesente, potiliam, Caturnitum remus Ses modèles bousculent les codes tout en conservant la mémoire du passé, comme ici, avec des manches architectu­rées japonaisem­ent.
Legende. LegendeAt dicaper cestodies rem ta, quam ilis; Catquidet, nos nonimihic orum conesente, potiliam, Caturnitum remus Ses modèles bousculent les codes tout en conservant la mémoire du passé, comme ici, avec des manches architectu­rées japonaisem­ent.
 ??  ?? En 2013, « Mademoisel­le » Junko au carnaval de São Paulo (Brésil) dans l’une de ses créations futuristes.
En 2013, « Mademoisel­le » Junko au carnaval de São Paulo (Brésil) dans l’une de ses créations futuristes.
 ??  ?? Les soeurs Koshino, Junko, Michiko et Hiroko, ici dans les années 1940, deviendron­t toutes trois d’illustres créatrices de mode.
Les soeurs Koshino, Junko, Michiko et Hiroko, ici dans les années 1940, deviendron­t toutes trois d’illustres créatrices de mode.
 ??  ?? Résolument inspirées, les créations de cette wonder woman japonaise sont un véritable défi lancé aux convention­s.
Résolument inspirées, les créations de cette wonder woman japonaise sont un véritable défi lancé aux convention­s.
 ??  ?? Junko Koshino remet l’élégance japonaise à l’honneur avec ses somptueux kimonos.
Junko Koshino remet l’élégance japonaise à l’honneur avec ses somptueux kimonos.
 ??  ?? La créatrice a également réinventé la femme japonaise avec des kimonos modernes.
La créatrice a également réinventé la femme japonaise avec des kimonos modernes.

Newspapers in French

Newspapers from France