Cinquante nuances de James Gray
Loin de son registre habituel, le réalisateur américain se lance dans une fresque historique flamboyante avec son sixième film, « The Lost City of Z ». Rencontre.
Est-ce vraiment un hasard ? Pour porter à l’écran l’histoire vraie de Percy Fawcett – un colonel de l’armée britannique qui, au début du XXe siècle, consacra sa vie à la quête d’une cité oubliée de la jungle amazonienne au risque de l’opprobre général –, James Gray a, comme son héros, soulevé des montagnes. « J’ai cru mille fois que le film ne se ferait jamais, soupire-t-il, mais mon désir d’y arriver en a été décuplé. »
L’ex-enfant prodige du cinéma américain a l’habitude de l’adversité. Malgré un talent salué par Francis Ford Coppola et par un lion d’argent à Venise pour son premier film (« Little Odessa », 1994), Gray a dû composer avec un air du temps hostile à son cinéma ample et romanesque, entre Elia Kazan et Luchino Visconti. « Je suis arrivé en pleine ère “Pulp Fiction”, se souvient-il, le goût était à l’ironie, à la rapidité, au clin d’oeil. J’étais en complet décalage. »
Par deux fois – pour « The Yards » (2000) et « The Immigrant » (2013) –, James Gray se retrouve en conflit avec Harvey Weinstein, le producteur de Quentin Tarantino. Grâce au succès de « La nuit nous appartient » (2007), polar aux accents shakespeariens, il réussit à monter des films mélancoliques, chroniques d’un amour non réciproque, « Two Lovers » (2008) et « The Immigrant », bien accueillis par la critique américaine. En vingt-trois ans, Gray a tracé son chemin. Sa relation avec Hollywood reste complexe, mais le cinéaste – adulé en France – est enfin considéré dans son pays comme un auteur essentiel. Il était temps
Le Point : « The Lost City of Z » est votre première fresque historique. Est-ce une façon d’entrer dans le cinéma hollywoodien ? James Gray :
Je n’ai jamais tourné pour un grand studio, mes films ont tous été financés de façon indépendante. Je vis à Los Angeles, en marge du système, et sans voir la production annuelle de blockbusters. Je regarde beaucoup de films classiques. Il y a plus de beauté dans un plan de Fellini que dans une année de cinéma hollywoodien contemporain. J’ai tourné « The Lost City of Z » en 35 mm alors que tout le monde est passé au numérique et que, dans la jungle, c’était loin d’être facile. Ce film est plutôt une avancée sur mon propre chemin parallèle.
C’est le premier de vos films qui ne se passe pas à New York. Comment affronter ce changement ?
Le défi m’attirait. Je voulais non pas tourner le dos à mes films précédents, mais me détacher d’une certaine pratique
du cinéma. « The Immigrant », qui se passait à New York mais au XIXe siècle, était une façon de me préparer à ce bouleversement. Un film d’époque est une plongée dans l’étranger au sens fort. Dans « The Lost City of Z », il s’agit d’un étranger absolu, la jungle amazonienne dans les années 1920, et d’un personnage, Fawcett (Charlie Hunman), avec qui je n’ai, à première vue, rien en commun.
Le film est le portrait d’une obsession qui met tout en danger, y compris la vie personnelle…
J’ai adapté un livre formidable de David Grann. Pour me l’approprier, j’ai dû rendre l’histoire personnelle. L’un de ces points de rencontre a été l’obsession. Pour faire des films, il faut être obsessionnel ! Je me retrouve régulièrement dans une situation comparable à celle de Fawcett, qui doit quitter ceux qu’il aime, sa femme et ses enfants, pour assouvir sa passion. Il est comme un artiste : habité par une nécessité intérieure absolue. C’est effrayant et fascinant, ce besoin d’accomplir quelque chose dont on est à peu près seul à voir l’importance. Fawcett est convaincu que les ruines aperçues lors de l’une de ses expéditions témoignent d’une civilisation indienne glorieuse. Dans l’Angleterre coloniale et raciste, ça passe mal. Je trouve intéressant le lien avec la rhétorique raciste de Trump aujourd’hui. Enlevez les costumes, tout est là.