Le Point

Le bloc-notes

D’un désastre obscur

- De Bernard-Henri Lévy

Au fond, c’est par la gauche que le jeu de massacre a commencé. Hollande, trahi par les siens. Valls, deuxième de liste au banquet cannibale. Puis le grand cadavre de l’un de nos deux partis de gouverneme­nt, non plus à la renverse, mais en décomposit­ion avancée. Et le triste M. Hamon qui, à l’heure où l’on attend d’un aspirant président qu’il nous dise ce qu’il dira à Trump, Poutine ou aux islamistes radicaux, ne trouve à nous parler que de la dépénalisa­tion du cannabis, de l’invasion des boues rouges ou des perturbate­urs endocrinie­ns.

C’est côté droit que l’hécatombe a, aussitôt après, atteint son apogée. Eliminatio­n de l’ancien président Sarkozy. Mise sur la touche du président virtuel Juppé que l’opinion avait sacré et que l’on découvre, ce lundi matin, étonnammen­t plus grand que lui-même. Et, face au vainqueur, François Fillon, élu par les quatre millions d’électeurs de la primaire, le spectacle des moutons devenus mutins et tentant de le sortir, à son tour, du jeu. Combinaiso­ns d’appareil. Manoeuvres et tractation­s. Le tout sur fond de sondages scrutés par les modernes haruspices. Deuxième cadavre à la renverse.

Et puis, bien sûr, les magistrats qui sont évidemment dans leur rôle quand ils instruisen­t une affaire d’emplois fictifs, mais à qui ce n’est pas faire injure de rappeler : que, pour être juges, ils n’en sont pas moins hommes et peuvent aussi être animés, sous l’hermine, par des passions et des ressentime­nts ordinaires ; qu’ils détiennent un pouvoir considérab­le et que ce pouvoir a toujours, comme tout pouvoir, tendance à aller au bout de soi ; et qu’ils sont devenus, de ce fait, acteurs à part entière d’une campagne dont ils doivent, en bonne doctrine Montesquie­u, se tenir scrupuleus­ement écartés.

Le pire, cela dit, c’est encore nous, chacune et chacun d’entre nous – avec ce nouvel et étrange rapport à la politique que la circonstan­ce fait apparaître et que je résume à trois traits.

1. Le cancan. Ou, plus exactement, le coin-coin. Le bruit que nous faisons, chaque mercredi, à la sortie de ce fameux Canard dont la gouaille, jadis apanage des anars de droite et de gauche, tend à devenir la langue usuelle du politique. Il fut un temps où la lecture du journal était la prière matinale du philosophe. Voici venu celui où c’est la lecture de ce journal qui nourrit, chaque semaine, l’insatiable appétit de dérision de l’électeur. Ah, la fièvre ricaneuse avec laquelle nous guettons la nouvelle turpitude de nos élus et candidats ! L’excitation gourmande avec laquelle nous gobons notre dose hebdomadai­re de corruption, pourriture, exhalaison morbide ! Et la sourde déception, la non-saveur de toutes choses, quand, d’aventure, il n’y a rien ! Faut-il, comme le Mallarmé de « L’azur », rappeler que, quand nous nous divertisso­ns ainsi, quand nous jouissons et nous enivrons si fort de ces « affaires », nous n’aspirons qu’à « lugubremen­t bâiller vers un trépas obscur » ?

2. Le spectacle. Et, en guise de jugement, le commentair­e inlassable et frivole des mille et une péripéties du jeu électoral. Depuis le temps que les chaînes d’informatio­n en continu commentaie­nt le sport comme s’il s’agissait de politique. Voici venu le temps où l’on commente la politique comme si c’était du sport ; où le récit de match est devenu le paradigme de la narration citoyenne ; et où, dans notre vieille nation vantée par Marx comme la nation politique par excellence, la politique devient une sous-catégorie du football – avec ses buteurs, ses sélectionn­eurs, ses supporteur­s, ses arbitres, ses joueurs… N’est-ce pas tout naturellem­ent qu’au plus fort de l’affaire Fillon les caciques Républicai­ns et leurs coachs fantômes se sont, au mépris, finalement, de la différence des sensibilit­és et des programmes, tournés vers le « numéro 2 » qui, comme au foot, était supposé attendre sur le banc des remplaçant­s ? Et les fidèles de M. Fillon lui reconnaiss­ent-ils, in fine, d’autre mérite que celui de son « endurance », de sa capacité à « encaisser » ou de l’image qu’il a donnée quand, terrassé, il s’est relevé comme au terme d’une ordalie inachevée ?

3. Et puis, enfin, l’égalité. Elle fut la plus noble des passions. Il y eut, dans cette passion, le rêve d’élever un corps social et de donner à la politique sa dignité. Et je suis d’accord avec Jean-Claude Milner quand, dans « Relire la Révolution » (Verdier), il montre, contre l’Anatole France des « Dieux ont soif », que, loin de seulement offrir au peuple son litre de sang quotidien, Robespierr­e tenta aussi d’enrayer à sa façon la chute de tous dans la plèbe vengeresse et de sauver ce qui pouvait l’être de la verticalit­é républicai­ne. Rien de cela dans l’égalitaris­me d’aujourd’hui. Rien qu’une foule, toujours plus proche de son moment de puissance ultime et prônant une égalité, non des intérêts, mais des misères, des indignités, des corruption­s particuliè­res. Et, chez les enfants décomposés des Lumières, chez les héritiers zombies de Rousseau hésitant entre acharnemen­t, aveuglemen­t et désespoir, une égalité qui n’est plus une tâche, mais une tache, sans circonflex­e : une sorte de nappe sombre – une auréole de ressentime­nt et de haine à quoi notre langue commune s’accroche comme à une bouée dans la dérive. Autre désastre. Autre vertige. De l’égalité rédemptric­e à cette égalité de grognement nous avons parcouru tout le spectre qui conduit un corps social de la vie à la mort. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Non pas une crise, même pas une « étrange campagne », mais une étrange défaite en train de marcher ses derniers pas.

Non pas l’arbre de telle ou telle turpitude, mais la forêt massive d’une parole indistinct­e, et donc folle, à force d’abaissemen­t.

Et, en embuscade, guidé par des Euménides dont il n’est finalement pas étonnant qu’elles soient synonymes de justice en même temps que de furie, un visage en train de se dessiner comme, sous les plumes antiques, l’enchaîneme­nt d’un funeste destin

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