Le Point

L’Histoire contre la géographie

Emmanuel Macron est allé en Algérie, Marine Le Pen au Liban. Pour aborder deux thèmes fétiches en France : la mémoire et l’autre.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Effet de contraste fascinant : là où Macron, cadet de la scène politique française, va en Algérie pour brasser du souvenir, son « aînée » Marine Le Pen va au Liban, au plus près de la Syrie, pour traiter de la « menace migratoire ». Le premier, jeune d’âge, se sent coupable (entravé) vis-à-vis de l’Histoire, essaie de la solder et de s’en débarrasse­r ; la seconde, pourtant plus âgée et donc plus proche de l’« Histoire », opte pour le stratagème de la géographie. Là où Macron fait face aux pieds-noirs, Français d’Algérie, enfants de l’Histoire, Le Pen se pose en barrage contre les nouveaux Français d’« Algérie », les enfants de l’autre histoire ou les migrants de la même origine douteuse. Deux colonnes, donc : à l’un il échoit de parler du passé, à l’autre du présent. L’un veut résoudre le problème de la conscience, l’autre se proclame gardienne des frontières et donc des foyers en jouant sur la racine. Macron pose un problème de génération­s, Le Pen commerce sur celui de la sécurité. L’un fera du bruit, pour presque rien, là où l’autre travailler­a les dérives dans le silence, sur l’essentiel immédiat, pour recruter les angoisses. Répartitio­n des rôles face aux noeuds d’un pays : l’une veut se faire passer pour la figure féminine de la France, la Marianne, et joue sur l’archétype ; l’autre se propose pour une sorte de décapitati­on (génération­nelle) des monarchies des aînés, un remake doux de la Révolution. La mémoire ralentit la course de Macron, la question des migrants dope par arnaque l’image de Le Pen. Macron parle du passé au nom du présent là où Le Pen parle du présent, mais pour mieux vendre le fantasme d’un passé à recomposer.

A bien regarder, c’est ce couple-là qui reste le plus intéressan­t. En Marche !, comme il y a plus de deux siècles contre Versailles, contre un cri « on est chez nous » hurlé du haut des remparts et des chaumières médiévales contre les « invasions » anglaises, mauresques ou autres. Et au final, quand on ne parle pas de scandales, d’économies, d’impôts ou de programmes, en France les politiques en course en arrivent toujours à parler de deux thèmes fétiches : l’autre et la mémoire. Traduire le migrant et l’Histoire. Pieds-noirs et banlieues, la géographie et l’Histoire, la marge et le palais. Traduire, en fin : la Syrie et l’Algérie (ou le Maghreb en général). En philosophi­e, le couple se décline en questions sur l’altérité ou l’identité : « Nous ne sommes pas le passé ! » ou « Nous ne sommes pas les autres ». Grandes hésitation­s, dans le labyrinthe hexagonal, face au Minotaure. C’est alors que les réponses provoquent les plus grandes réactions : face à Macron on s’élèvera pour dire que nous ne sommes pas auteurs du crime, donc de cette représenta­tion du passé, et face à Le Pen on criera au scandale de cette France de pureté et de purificati­on pour répéter « la France n’est pas Le Pen ».

Effet de loupe méditatif sur le sens quasi philosophi­que de la prochaine présidenti­elle de ce pays : qui gagnera ? le temps perdu (à restaurer) ou le temps qu’on ne veut plus perdre au nom de l’Histoire ? Toute la question est là : que faire du temps mort et du temps vif ? Fascinante situation, vue d’ailleurs. On reconnaît un peu les nations à leur usage de l’Histoire : elles en font une archive sereine ou un slogan violent. Toujours difficilem­ent. Macron est l’enfant des décolonisa­tions et Le Pen celle de leurs effets secondaire­s. On verra ce que choisiront les Français. Sauf que Marine Le Pen, pour le moment, devine mieux ce qui fait peur, là où Macron devine ce qui est nécessaire pour « marcher ». Voter pour « marcher » ou pour se « replier » ? En Algérie, durant les années islamistes, un sociologue brillant avait trouvé une formule fulgurante : la « régression féconde ». Comprendre : laissons voter le pire, car c’est le plus sûr moyen de solder l’illusion. Formule intéressan­te mais coûteuse à mort, valable pour le laboratoir­e, pas pour les vies. Et en France ? La régression avec Le Pen peut être féconde en théorie – elle liquidera l’illusion de la souche comme solution –, mais elle coûtera à la France ses plus belles vocations. Et du temps

Macron est l’enfant des décolonisa­tions et Le Pen celle de leurs effets secondaire­s.

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