Arthur Langerman, le collectionneur du « Mal »
Fils de déportés juifs, le diamantaire belge Arthur Langerman détient le plus grand fonds privé de pièces antisémites au monde. Portrait.
Les collectionneurs sont des êtres un peu particuliers. Arthur Langerman le reconnaît bien volontiers, tout en admettant que l’objet de sa collection l’est aussi : des affiches et des dessins antisémites. Près de 7 500 pièces : le plus important fonds privé au monde. Une collection du « Mal » qu’il nous dévoile, au premier étage de sa maison d’Uccle, dans la banlieue chic de Bruxelles. Sur le piano que sa fille vient de quitter, des feuilles éparpillées. Des partitions ? Non : des exemplaires du Stürmer, un hebdomadaire nazi qui comportait à chaque page – ritournelle nauséeuse – des caricatures du danger juif. Sur les étagères, toute une série de statuettes représentant des colporteurs alsaciens au nez plus ou moins crochu voisine avec des pommeaux de canne, des chopes médiévales qui démontrent qu’à travers les âges l’antisémitisme s’est décliné sous toutes les formes. Dans les tiroirs, chaque feuille en dissimule une autre, comme une boîte de Pandore qui s’ouvrirait pendant que nous observons les gestes de cet homme, calme, de 75 ans : là, c’est, en 1944, un juif qui se cache derrière un rideau composé des deux drapeaux russe et américain, occasion pour les Allemands de dénoncer le complot judéo-russo-américain. Ici, un juif assis sur un tas d’or reposant sur un monticule de crânes.
De cette haine ignoble Arthur Langerman est un rescapé : il fait partie de ces 600 enfants juifs que les nazis n’ont pas eus en Belgique. Lorsque ses parents, originaires de Varsovie et de Cracovie, ont été raflés à Anvers, le 28 mars 1944, il avait 20 mois et fut placé dans la pouponnière de la rue Baron-deCastro, une de ces « crèches » que les nazis ont tolérées sur l’insistance de la reine mère. Il est aussi passé par la caserne Dossin, à Malines, le Drancy belge, où une trentaine de membres de sa famille furent déportés. Seule sa mère est revenue d’Auschwitz, mais elle n’a pas raconté et, lui, n’a pas osé l’interroger. Après la guerre, sa famille, spoliée, ne possédait plus rien, sinon un candélabre. L’explication psychologique est tentante, mais Langerman la refuse. Il
constate seulement qu’à 7 ans il s’est jeté dans des collections de son âge : timbres, bandes dessinées. Ensuite, il passe aux montres à gousset, aux vases de Murano… C’est à 19 ans, en 1961, qu’il découvre, comme sa génération, l’antisémitisme, avec le procès Eichmann. Puis, à la fin des années 1960, dans un documentaire sur une généalogiste de Strasbourg, il repère des affiches sur un mur : des caricatures antisémites. Son choix est fait. « Au début, je ne savais pas vers quoi j’allais. L’antisémitisme est comme une démangeaison. D’abord, on se gratte et cela fait du bien ; ensuite, c’est une douleur. J’essayais de me mettre à la place de l’autre, de comprendre la raison de sa haine. » La dimension la plus remarquable de cette collection est en effet sa capacité à traverser le miroir des horreurs, à basculer du côté obscur de la force.
Dans les années 1970, il écume les brocantes et les foires de vieux papiers. « Mon oeil cherchait. J’ai appris à demander des “Judaïca”, car, quand vous prononciez le mot “antisémite”, tout le monde se récriait : “On ne touche pas à ça !” » Sa collection grandit vraiment à la fin des années 1980, lorsqu’il met entre parenthèses son métier de diamantaire. Cliveur dès l’âge de 15 ans, il fut le premier à avoir l’intuition géniale que le diamant de couleur, délaissé au profit du diamant blanc, reviendrait à la mode, comme dans les années 1920. Très vite, dans le milieu, on sait qu’il y a un « fou » , un « homme de la couleur » qui achète tout, jusqu’à détenir une grosse partie du stock mondial. « En 1987, un grand joaillier londonien a commencé à vendre très cher un diamant rouge au sultan de Brunei. C’est ainsi que le boom du diamant de couleur a débuté. » Dès lors, Langerman peut s’adonner à sa passion, porté par ce qu’il appelle la « noirceur de [s]on âme » : « Ce qui m’attire, ce n’est pas le beau, le brillant, mais le noir, le mal, le moche. » Il en vient à acheter presque chaque jour. « Je ne savais pas qu’il y en avait autant. Plus j’en achetais, plus il y en avait. » Du moins, tout ce qu’il achète n’est plus sur le marché, comme s’il s’agissait de rattraper le contenu de la boîte de Pandore. S’il dit avoir oublié ce qu’il a payé, il admet qu’un contenu antisémite engendre une surcote massive.
Tabou. Bientôt, il repère des collections entières, comme celle d’Emil Hubel, caricaturiste au Kirekiri, journal nazi autrichien, dont il contacte l’héritier. De même avec Philipp Rupprecht, dit Fips, caricaturiste numéro un du Stürmer. « Un jour, j’ai vu passer sur eBay un dessin mis en ligne par un videur de greniers allemand. J’ai compris qu’il en avait bien plus, même s’il en ignorait l’origine. De lot en lot, je suis arrivé à 1 000 dessins de Fips. » Mais il n’a pas renoncé à retrouver les héritiers de Fips et a engagé un détective privé en Allemagne, où six chercheurs de l’université de Berlin travaillent sur sa collection. Pour obtenir ce qu’il souhaite, Langerman, comme tout bon chasseur, est prêt à toutes les astuces. Concernant l’antisémitisme musulman, il s’est fait passer pour un sympathisant, écrivant à des journaux arabes afin de solliciter leurs « ressources » . Autre stratagème : lorsque l’achat en ligne, de la
Belgique ou de la France, était bloqué, il contournait l’interdiction avec l’aide de son fils, féru d’algorithmes.
Aujourd’hui, à 75 ans, Langerman s’interroge sur le devenir de sa collection, numérisée sur son iPhone. Qu’en faire ? Un autodafé ? « Je l’ai montrée à des amis : après quelques images, ils ont la nausée. Mes enfants ? Ma fille a repris la vente des diamants, mais ils ne mettent pas trop le nez là-dedans. L’offrir à un musée ? Pour qu’elle finisse dans une cave, non. » Il y a deux ans, l’existence de cette brûlante compilation est arrivée aux oreilles du producteur Antoine Martin et du réalisateur Pierre Maillard, qui ont entrepris de tourner un documentaire déjà récompensé par la Fondation Jean-LucLagardère ( di f f usi on à l’ a utomne). Diverses institutions ont été contactées pour une exposition. Le Musée juif de Bruxelles et le Mémorial de la Shoah ont décliné, de crainte de provoquer. Seul le Mémorial de Caen et son directeur, Stéphane Grimaldi, ont décidé, à des fins pédagogiques, de montrer 170 pièces, qui couvrent la période 1886-1945. Deux axes forts : la période nazie et l’antisémitisme français, avec Drumont, auteur de « La France juive » (1886), les caricaturistes Caran d’Ache, Jean-Louis Forain, associés à la revue antisémite Psst… !, déchaînés pendant l’affaire Dreyfus. Mais, au-delà de l’exposition, Langerman est à la recherche d’une fondation, alors que l’antisémitisme s’enflamme à nouveau sur la Toile. Il vient de visiter les principales sur la Côte d’Azur, Matisse, Maeght. « J’aimerais un grand pays, la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, éventuellement Israël, même si je préfère l’ouvrir à un public non juif. »
« 1886-1945. Dessins assassins ou la corrosion antisémite en Europe », au Mémorial de Caen jusqu’au 15 décembre.
De crainte de provoquer, le Mémorial de la Shoah a décliné sa collection.