La revanche de Mme de Staël
« J’ai quatre ennemis : la Prusse, la Russie, l’Angleterre et Mme de Staël » , disait Napoléon de cette européenne, grande amoureuse et grande visionnaire, qui révolutionna la pensée de son temps mais aussi l’art d’être une femme libre.
«I l arrive souvent que les femmes d’un esprit supérieur sont en même temps des personnes d’un caractère très passionné ; toutefois, la culture des lettres diminue les dangers de ce caractère, au lieu de les augmenter ; les jouissances de l’esprit sont faites pour calmer les orages du coeur. »
En 1814, Germaine de Staël dressait là l’un de ses nombreux autoportraits, puisque toute sa vie fut marquée par une tension entre le coeur et la raison, et la recherche entre eux d’un compromis qu’elle ne trouva jamais tout à fait. De là peut-être aussi sa disparition prématurée à 51 ans, le 14 juillet 1817, au sommet de sa gloire politique, littéraire et européenne.
Ce que fut le rayonnement de la fille du Genevois Jacques Necker, dont elle conserva toujours le nom dans sa signature d’épouse de l’ambassadeur de Suède à Paris, Erik Magnus de Staël-Holstein, il est difficile de s’en faire aujourd’hui une juste représentation, sinon en consultant la presse du temps et surtout les Mémoires et correspondances de ses contemporains et de la génération qui suivit, ainsi que l’iconographie à laquelle elle fournit un modèle cent fois répété. Tant par sa personne et son comportement que par ses interventions et par-dessus tout ses écrits, Mme de Staël fut unique.
Née à Paris en 1766, petite-fille d’un pasteur du pays de Vaud, la jeune Louise, qui choisit plus tard son autre prénom Germaine, fut une sorte de Mozart de la littérature et de la politique, donnant dès son âge le plus tendre, dans le salon de sa mère, la réplique à Diderot, d’Alembert et Buffon, émerveillés. La position de son père adoré, très en vue dès 1777 et principal ministre de Louis XVI d’août 1788 à septembre 1790, vaut à sa fille chérie d’assister, voire de participer, au premier rang aux événements qui, à partir de la convocation des Etats généraux, entraînent la France et bientôt l’Europe entière dans des voies aussi incertaines qu’inattendues. Face à eux, que comprendre, comment agir ? Vingt-cinq ans durant, Germaine de Staël déploya son génie et son énergie à répondre à cette double question, seule femme parmi des hommes qui, excepté peut-être Benjamin Constant, son complice intellectuel et son compagnon amoureux depuis la fin de 1794, virent moins clair qu’elle et s’abandonnèrent aux circonstances, se perdant en route, comme Mirabeau trop tôt disparu, Barras, Sieyès, et même Talleyrand, un moment ses proches, qui ne surent pas persévérer dans la voie de la liberté dont elle-même ne s’écarta jamais, au prix de beaucoup de sacrifices ; et pour ne rien dire de Bonaparte, qui, après avoir un bref moment fait figure pour elle de Washington français, la reconnut bientôt comme son meilleur ennemi et ne l’épargna pas.
La liberté guida ses pas selon une double boussole : la démarche de Rousseau, auquel elle consacra en 1788 le premier livre qui la fit connaître, et la Constitution sociale et politique de l’Angleterre, qu’elle analyse et loue dans nombre de ses ouvrages, et dont elle avait une connaissance directe par ses séjours outre-Manche. Fille des Lumières, Germaine Necker-Staël, qui ouvrit à son tour un salon parisien très fréquenté sitôt mariée, eût-elle été autre chose qu’une Mme Du Deffand augmentée du prodige de sa propre conversation si la France n’était pas entrée en révolution ? Comme l’écrivit sa cousine et première biographe Albertine Necker de Saussure en 1820, « quand les têtes étaient exaltées, ce n’est pas la sienne qui pouvait rester froide » . Elle n’était pas refroidie lorsque, au début de la Restauration, elle exposait dans ses « Considérations sur les principaux événements de la Révolution française », publiées un an après sa mort, la somme des expériences et des réflexions amassées durant