Vivarte, l’histoire secrète d’une déroute
La Halle, André, Naf Naf… Qui a ruiné ces enseignes à succès ? Récit.
Le rêve était permis. « Des pompes en or », « Un chausseur sachant chausser » : les journaux rivalisaient de jeux de mots au début des années 1990, convaincus que le destin du groupe André était de devenir « le Dassault de la chaussure » . Eh oui, la vénérable société fondée en 1896 détenait près d’un cinquième du marché de la chaussure et avait eu la riche idée de se diversifier dans l’habillement, avec succès là encore, en centre-ville et en périphérie. Un joli conglomérat d’enseignes françaises – La Halle, Kookaï, Minelli… – au potentiel considérable et qui regardait sans trembler les Zara et autres H&M débarquer en France… Mais cela, c’est le passé. C’est même une vieille histoire du siècle dernier. Car les nouvelles du groupe André, rebaptisé depuis Vivarte, sont à chercher dans les pages Entreprises en difficulté. Le voilà plutôt « Grèce de la godasse » que « Dassault de la chaussure ». Dette abyssale, bénéfices en chute libre, avidité des fonds d’investissement, erreurs de pilotage, sauvetages à répétition : en quelques années, un faux pas après l’autre, l’empire aux 14 000 salariés s’est grippé, avant de s’effondrer, malgré les ambitions des « plus grands » avocats ou financiers de Paris, de Londres, de New York. Fondée sur les témoignages d’une vingtaine de protagonistes, voici l’histoire secrète de sa dégringolade.
Le putsch venu d’Amérique
A 8 h 30, le 5 avril 2000, on se bouscule au pavillon Gabriel, à deux pas de la place de la Concorde, à Paris, car l’assemblée générale qui y est organisée, c’est sûr, va être le théâtre d’un putsch. Dans la salle à la déco kitsch, l’octogénaire JeanLouis Descours, qui n’habite pas loin, est évidemment présent et assis au premier rang : c’est lui qui tient le groupe André depuis 1960 ! A ses côtés, on aperçoit le financier Marc Ladreit de Lacharrière, avec qui Descours possède 24 % du capital, son ami ancien patron de PSA, Jacques Calvet, son unique petit-fils, Christopher… Juste derrière eux, il y a ceux qui sont venus planter un couteau dans le dos de Descours, lui piquer les commandes du groupe. Descours le sait bien : depuis plusieurs mois, il reçoit les fax de la Commission des opérations de Bourse égrenant la montée au capital de fonds anglo-saxons et les appels de leurs avocats réclamant plus de pouvoir. L’un des assaillants attire les flashs : c’est un jeune homme de 28 ans aux cheveux châtain clair, l’héritier direct de la branche anglaise des Rothschild, Nathaniel, surnommé « Nat » par ses amis comme ses ennemis. Si ses frasques font la joie de la presse people britannique – un mariage à Las Vegas, des virées en Russie –, ses traits n’ont jamais, jusque-là, été captés par les objectifs des photographes. Côté vie professionnelle, son père, lord Jacob, lui a confié la gestion d’une partie du magot familial. Nat l’a placé dans un fonds domicilié sur les îles Vierges– NR Atticus. Mais il a beau avoir accolé ses initiales au nom du fonds, le vrai génie de l’opération est son asso- cié : le Canadien Tim Barakett, qui a quitté ses bureaux de la 5e Avenue, à New York, pour cette réunion. Il n’est pas bien vieux non plus (35 ans) et affiche un physique de hockeyeur – il a fait un passage remarqué dans l’équipe de Harvard. Mais les appareils photo le zappent, attirés par Nat et par une autre personnalité, un personnage plutôt : Guy Wyser-Pratte, 60 ans, connu en France pour ses incursions musclées dans le capital des sociétés. Le voilà, lui, l’ancien fusilier du corps des marines, dépliant son 1,98 mètre pour lancer l’assaut contre Descours et sa gestion, jugée trop pépère. « Bons baisers d’Amérique » , lâche le financier américain après avoir expliqué que l’entreprise pourrait être beaucoup plus rentable. L’heure est au vote. Mathématiquement, avec l’appui de ses alliés historiques, Descours peut espérer conserver les rênes, mais il a un sérieux doute. Et le résultat tombe : exit la gestion familiale, Jean-Louis Descours est poussé dehors après quarante ans aux manettes. La victoire revient aux fonds. Il y aurait donc bel et bien un traître. Qui ? Dans le clan Descours, on fait et refait les calculs, on tente de deviner les votes de chacun, et les soupçons portent sur le représentant de Gustave Leven, ancien numéro un de Perrier et détenteur de 5 % du capital. Un vieil ami de la famille, absent ce jour-là…
Les succès de Georges Plassat
Le chasseur de têtes qui a soufflé son nom pour prendre la direction de la société a-t-il pensé à briefer le duo Nat-Tim, les nouveaux maîtres du groupe André ? Certes, cela ne fait aucun doute,
Georges Plassat est l’un des meilleurs dans le secteur de la distribution. Cet ancien dirigeant de Casino et Carrefour, toujours tiré à quatre épingles, a le sens du service. C’est un bon commerçant, un redresseur d’entreprise, mais c’est aussi un « serial clasher », dont le franc-parler pétrifie : pas le genre à se coucher devant ses actionnaires… Sitôt placé à la présidence du directoire en 2000, il est partout – au siège, dans les magasins –, pour tout secouer. Plassat rationalise les structures vieillissantes, ferme des boutiques sans trop de bruit, surfe sur les importations chinoises pour vendre des produits au meilleur prix… Conquérant, il change le nom de la société : le groupe André devient Vivarte. Avec cette cure de jouvence, la société commence à afficher de beaux résulats, à tel point qu’en 2003 les actionnaires exigent la distribution de dividendes. Et Plassat ? Eh bien, il refuse : il veut utiliser cet argent pour investir, pas pour le verser aux actionnaires. Trop, c’est trop pour Nat Rothschild : Bye-bye, Georges Plassat ! Ce dernier, sorti du groupe, trouve refuge dans les locaux du fonds Sagard, de la riche famille canadienne Desmarais. Mais Plassat ne travaille alors que sur un dossier : le rachat de Vivarte. Il sait que les actionnaires ang lo - s a x o n s d u co n g l o méra t , habitués à des rendements de plus de 20 %, n’ont pas vocation à res- ter de longues années dans le capital d’une boîte qui ne pourra jamais cracher tout l’argent dont ils rêvent.
Bien lui en a pris… Car, quelques mois après l’éviction de Plassat, le duo Nat-Tim donne un mandat de vente à Goldman Sachs. Du beau monde frappe à la porte du banquier américain. Mais qui peut lutter face à l’offre de reprise soutenue par l’ancien président du directoire ? D’autant que Plassat a une solution clés en main avec le fonds français PAI en leader, aux côtés de Sagard et des Descours. L’opération s’appuie sur une mécanique financière très à la mode à l’époque, un LBO – leverage buy-out. L’entreprise est rachetée 1,5 milliard d’euros en contractant une forte dette. Et ce sont les bénéfices de Vivarte qui sont censés rembourser les 600 millions d’emprunt. Revenu à la tête de Vivarte en 2004, Plassat atteint tous ses objectifs de croissance en à peine trente-trois mois, au lieu des cinq ans prévus. Pour poursuivre tous azimuts sa conquête du marché français, il a besoin d’un nouvel actionnaire, et donc d’un deuxième LBO. La mariée est belle. Les prétendants se bousculent. Et le prix monte, monte, monte. Ne reste plus qu’un prétendant, le plus offrant : le fonds britannique Charterhouse. Prix de l’opération : 3,4 milliards d’euros, dont 2,7 milliards de dettes que les bénéfices du groupe rembourseront. Le marché estime qu’il suffira de six années et demie pour que Vivarte règle ses créanciers. Magistral. Etourdissant. En ligne avec l’époque. Le Top 14 des managers maison est intéressé financièrement à l’opération. Déjà entrés au capital en 2004, ils ont encaissé 260 millions d’euros de plus-values à la sortie de PAI. Là, ils vont reprendre des participations pour 160 millions d’euros et en garder, donc, 100 millions. Un classique dans un LBO : il s’agit en fait de transformer les managers en entrepreneurs. Et Plassat, qui a
remis au pot 67 millions sur les 109 millions d’euros qu’il a gagnés, va entreprendre… Sitôt le deuxième LBO bouclé, le voilà qui rachète Naf Naf, Chevignon ou Beryl pour faire le plein sur le marché français. Le portefeuille des marques est diversifié pour plus de stabilité. Et cela semble fonctionner, car la crise des subprimes s’étend à la France sans plus d’effets sur le groupe à petits prix. Jusqu’en 2010, Vivarte continue même à croître à périmètre constant. Mais, l’année suivante, seules les ouvertures de nouveaux magasins permettent de garder le cap financier. Le vent tourne. Le marché se fragilise, La Halle s’essouffle, le britannique Primark et ses vêtements à prix canon sont sur le point de débarquer en France. Serait-il temps de vendre ? Et pourquoi ne pas le faire par morceaux ? Les Descours ont par exemple fait savoir qu’ils étaient prêts à reprendre une partie de l’activité Chaussures. Mais non, non, Charterhouse ne se laisse pas tenter. Le fonds décide de rester ; Plassat, lui, de partir pour devenir le grand patron de Carrefour, ce qui ne se refuse pas.
La Halle n’est pas Lancel
Le successeur de Plassat n’a pas été désigné par celui-ci ni même repéré par un chasseur de têtes, comme le veut l’usage. Marc Lelandais a candidaté directement auprès de Charterhouse, avec, dans sa besace, un plan de relance. Lui qui vient du luxe, de Lancel, perçoit Vivarte comme un groupe ringard. Début 2012, il rêve d’une montée en gamme de toutes ces enseignes, appréciées pourtant pour leurs prix abordables. Lelandais ne supporte pas les compagnons de route de Plassat, qui incluent dans la présentation de leurs résultats des indicateurs météo – on vend plus de chaussures rouges les premiers jours du printemps. Lelandais ne veut plus entendre parler de pluie, ni même de la vieille équipe. « L’étudiant » , comme le surnomment les anciens, place ses hommes, rapatrie une partie de la production en Europe et, pour séduire les branchés, met le paquet sur la communication, se paie les services du basketteur Tony Parker, de la chanteuse Jenifer… Inédit pour un groupe qui s’adresse aux classes moyennes. On relooke les magasins, il y a moins de produits, et surtoutilssontpluschers.Enattendant, Vivarte n’a toujours pas de sites Webperformants.Et,grosproblème, les consommateurs n’adhèrent pas du tout à ces changements. D’ailleurs, les résultats de La Halle s’effondrent très vite, alors que dans ce business il faut généralement patienter au moins quinze mois pour juger de la pertinence des changements de stratégie. Un sérieux casse-tête pour la maison mère, car l’enseigne génère plus de la moitié de sa rentabilité. Les liquidités s’amenuisent, pour tomber de 400 millions d’euros en février 2013 à 240 millions en janvier 2014. L’alerte rouge est déclenchée. Dans le document de 251 pages qui régit les règles de remboursement de la dette, il est clairement écrit que le ratio entre le chiffre d’affaires et le cash ne peut pas monter au-dessus d’un certain niveau. C’est partout le cas. Les banques françaises, qui détiennent une grande partie de la dette de Vivarte, commencent à la revendre à tour de bras sur un marchéluxembourgeois.Ellescraignent de voir leurs emprunts transformés en participation au capital et donc de devoir à tout moment gérer Vivarte. Les « fonds vautours », spécialisés dans le rachat de dettes à vil prix, se délectent de ce mouvement de panique. Et voilà Lelandais devant une montagne
Pour séduire les branchés, La Halle se paie les services du basketteur Tony Parker et de la chanteuse Jenifer.
de 2,8 milliards d’euros de dettes et une rentabilité en cale sèche, avec à ses côtés l’administratrice judiciaire, Hélène Bourbouloux, pour trouver la « moins pire » des solutions. Ce sera, comme disent les spécialistes, l’« écrasement de la dette » : en 2014, les créanciers acceptent d’effacer 2 milliards d’euros d’emprunts en échange d’une prise de contrôle. Lourde ardoise : Charterhouse perd 550 millions, les 14 managers actionnaires, leurs 160 millions. Mais ce « cadeau » devrait pérenniser l’entreprise. Sauf que…
Le pire siège éjectable de Paris
Du jamais-vu dans le capitalisme français ! Depuis le limogeage de Lelandais fin 2014, Vivarte a connu trois patrons. Après Richard Simonin et Stéphane Macquaire, les rênes sont revenues l’automne dernier à Patrick Puy, un spécialiste de la restructuration passé par Moulinex, Smoby ou Arc international. Forcément, les fonds vautours qui ont pris le contrôle de l’entreprise sont habitués à tout, sauf à être des actionnaires de haut vol. Cela fleure bon l’amateurisme. Tellement, même, que les actionnaires de Vivarte ont été fichus à la porte, en décembre, au beau milieu d’une réunion organisée à Bercy sur l’avenir de l’entreprise. Il faut dire que Vivarte va très mal. Faute de cash suffisant, la dette, qui avait pourtant été effacée en grande partie en 2014, redevient insoutenable. Il faut convaincre de nouveau tous les créanciers – 172 ! – d’effacer 846 millions de dette pour la ramener à 572 millions d’euros. Le hic, c’est que tout cela est régi par une règle sacrément contraignante. Tous les créanciers doivent donner leur accord. Et le 172e se fait attendre. C’est un petit porteur, un banquier indien… Fin février, de passage à Paris, il donne son feu vert. Mais cela ne s’arrête pas là. Une grande restructuration, ressemblant à une opération de la dernière chance, est lancée : Pataugas, Chevignon,Kookaï,NafNaf,Merkal et l’enseigne mythique à l’origine de tout, André, sont mis en vente. Quelque 142 magasins de La Halle aux chaussures devraient aussi fermer, et plus de 700 personnes être licenciées, soit deux fois plus que chez Alstom Belfort, sauvé grâce à l’achat par l’Etat de TGV. En toute discrétion, finalement, car aucun présidentiable n’a tapé à la porte. Entre les deux tours, la justice, saisie par la CGT, devrait se prononcer sur la gestion du groupe et les centaines de millions d’euros perçus par les avocats et les banquiers qui ont accompagné cette déroute. Triste fin
Deux fois plus d’emplois sont menacés que chez Alstom Belfort. Mais aucun candidat à la présidentielle n’est venu.