Le Point

Cinéma (« Corporate ») : Céline Sallette, pleine de ressources

Dans « Corporate », elle campe une intraitabl­e DRH repentie. Un très beau rôle à contre-emploi. Rencontre.

- PAR VICTORIA GAIRIN

On aurait pu lui faire le coup de l’entretien d’embauche. Après tout, dans le premier film de Nicolas Silhol, Céline Sallette incarne une DRH impitoyabl­e. Alors pourquoi ne pas lui poser quelques questions pièges, juste comme ça, pour voir si elle en a pris de la graine ? Silhouette fine, grands yeux bleus, voix rauque, noyée dans un immense sofa, la comédienne ne se laisse pas déstabilis­er. Elle s’amuse, même. Qu’on essaie donc, elle répondra du tac au tac : une bonne vanne, un peu d’ironie et le poste est pour elle. Elle est perchée sur des bottines à talons, porte jean moulant et veste zippée – on la sent libre. « Je ne pensais pas que jouer la méchante serait aussi jouissif », avoue-t-elle.

Emilie Tesson-Hansen, l’héroïne de « Corporate », est une « killeuse », comme on dit dans le monde des affaires : une femme de pouvoir, une executive woman prête à tout pour satisfaire sa hiérarchie. Jusqu’à ce qu’un drame vienne perturber son quotidien bien huilé et l’amène à réfléchir à sa part de responsabi­lité. Dans cette machine à faire et à défaire les carrières, jusqu’où peut-on aller ? Jusqu’à quel point est-on maître ou prisonnier du système ?

Nicolas Silhol n’est pas là pour faire la morale, mais pour réfléchir à l’éthique de l’entreprise. « C’est comme un vivarium, risque l’actrice. On regarde comment les espèces agissent les unes avec les autres. Qui mangera qui ? » Elle a d’ailleurs préparé le rôle en travaillan­t l’animalité de son personnage qui, tel un requin, observe, jauge, tourne autour, avant de s’attaquer à sa proie. Enfin un rôle à contre-emploi pour celle qui attirait jusqu’à présent les tragédies, les héroïnes en souffrance. Prostituée de la Belle Epoque dans « L’Apollonide », de Bertrand Bonello, éducatrice spécialisé­e dans « Geronimo », de Tony Gatlif, alcoolique dans « Mon âme par toi guérie », de François Dupeyron, infirmière sans famille dans « Les revenants », la série fantastiqu­e de Canal +… « Ce sont mes yeux qui tombent, mon regard mélancoliq­ue. C’est paradoxal, car je suis quelqu’un de très joyeux. J’adore faire rire. » C’est d’ailleurs comme ça que naît sa vocation, à 13 ans, après une enfance rythmée par les trains – son père est maître d’ouvrage à la SNCF, sa mère employée dans un Relais H. La famille vit dans une petite maison derrière la gare, elle s’inscrit à l’atelier théâtre de son collège, pour passer plus de temps avec un garçon qui lui plaît. Elle joue une prof hippie, fait rire toute la salle et découvre le plaisir de la scène. Quelques années plus tard, le metteur en scène Laurent Laffargue la repère dans une pièce à Bordeaux et lui propose de jouer Desdémone dans « Othello ». Il deviendra son pygmalion et son compagnon. « Charlotte Rampling pourrait être sa mère. Gena Rowlands, sa tante », confie-t-il avec fierté. Physiqueme­nt, c’est plutôt bien vu. Mais Céline Sallette est aussi un boute-en-train, une gouailleus­e hors pair.

Molly Bloom. A-t-elle l’esprit corporate ? A voir sa tête, c’est un gros mot : « Le film de Nicolas Silhol est la métaphore de ce qui se passe à plus grande échelle dans notre société. Nos rapports sociaux sont du marketing, la politique est du marketing. On a besoin que tout aille vite, d’avoir des punchlines, des slogans, du prémâché. On mange mou. C’est très digeste, c’est sûr, mais il ne se passe plus rien. Qu’a-t-on à se mettre sous la dent ? » Céline Sallette n’est pas pessimiste pour autant. « On a beaucoup régressé ces dernières années. Mais on ne peut pas régresser tout le temps, n’est-ce pas ? Les beaux jours sont devant nous. » Son antidote ? La lecture, beaucoup. Le théâtre, surtout. Elle rêve de reprendre l’impression­nant monologue de Molly Bloom, dans « Ulysse », de James Joyce, sur scène, jouera cet hiver dans une adaptation des « Trois soeurs », de Tchekhov, écrit une comédie musicale déjantée. Sera, le 19 avril, à l’affiche de « Cessez-le-feu » et croise les doigts pour que « Nos années folles », d’André Téchiné, où elle donne la réplique à Pierre Deladoncha­mps et Grégoire Leprince-Ringuet, monte les marches à Cannes. On ne sait pas si le film sera sélectionn­é, mais Céline Sallette, elle, vient de faire ses preuves. Embauchée « Corporate », en salles.

 ??  ?? Fausse mélancoliq­ue. « C’est à cause de mes yeux qui tombent », affirme Céline Sallette (ici, en 2013, à Cannes), qui est souvent choisie pour des rôles d’héroïnes tragiques…
Fausse mélancoliq­ue. « C’est à cause de mes yeux qui tombent », affirme Céline Sallette (ici, en 2013, à Cannes), qui est souvent choisie pour des rôles d’héroïnes tragiques…

Newspapers in French

Newspapers from France