Le Point

L’économiste David Spector remonte aux racines de cette exception française.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT LACOMBE ET MARC VIGNAUD

Encore une exception française. Le 15 février, seuls 16 des 74 eurodéputé­s français au Parlement européen ont voté l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (le Ceta). De loin le pays le plus opposé à ce texte ! Car, dans son ensemble, l’Hémicycle européen a approuvé le Cet a d a ns s a l a r g e majori t é (408 voix pour, 254 contre, 33 abstention­s). Cette aversion française au marché et à la concurrenc­e n’est pas neuve, l’économiste David Spector la constate depuis très longtemps. Dans « La gauche, la droite et le marché », il retrace deux siècles d’histoire des idées pour en trouver la genèse.

Le Point : Pour comprendre cette exception française, vous remontez aux débuts de l’économie politique comme discipline, au Royaume-Uni, à la fin du XVIIIe siècle. David Spector :

C’est l’époque où les premiers économiste­s s’entendent sur l’essentiel : le principal moteur du progrès économique et social est le libre exercice de la concurrenc­e. L’Etat doit donc s’abstenir d’interférer avec le fonctionne­ment des marchés et fournir une assistance aux plus pauvres. Ce qui va amener les économiste­s à montrer un visage sombre en soutenant par exemple le Poor Law Act de 1834, qui enfermait les indigents dans des sortes d’asiles aux conditions quasi carcérales. Voire pour certains à s’opposer aux premières lois sur le travail, qui limitaient par exemple à dix heures par jour le temps de travail des femmes et des enfants de 13 à 18 ans. Mais l’image des économiste­s britanniqu­es va changer dans les années 1840, quand, sans pour autant être en première ligne dans le militantis­me libre-échangiste, ils défendent l’abolition des Corn Laws, des mesures protection­nistes qui empêchaien­t d’importer au Royaume-Uni du blé produit à l’étranger. Les économiste­s passent alors de la guerre aux pauvres à la lutte pour le pain…

C’est le moment où ces économiste­s s’en prennent à l’aristocrat­ie foncière…

L’aristocrat­ie foncière est protection­niste et défend les loyers auxquels elle peut louer ses terres aux agriculteu­rs. Sa rente, en fait. L’une des principale­s contributi­ons de David Ricardo à l’économie politique, c’est de montrer qu’un propriétai­re foncier peut s’enrichir en dormant grâce à des forces économique­s n’ayant rien à voir avec ses efforts ou ses investisse­ments – comme l’augmentati­on de la population, qui accroît la demande de blé –, et surtout que l’on peut taxer cette rente sans affecter le prix du blé. Finalement, les Corn Laws sont abolies en 1846. Dans la foulée, les droits de douane sont supprimés sur un grand nombre de produits…

Le mouvement ouvrier britanniqu­e, d’abord méfiant face au libre-échange, découvre alors ce qu’il a à gagner du marché…

A partir des années 1850, les ouvriers vont s’apercevoir que le libreéchan­ge permet de faire baisser le prix du pain. Que leur niveau de vie progresse. Que le marché peut aller dans le sens des intérêts des plus pauvres et contre ceux des plus favorisés. Aussi, quand Joseph Chamberlai­n, le secrétaire d’Etat aux Colonies, voudra restaurer en 1903 un droit de douane sur toutes les importatio­ns, les socialiste­s britanniqu­es – et notamment les membres du tout jeune Parti travaillis­te – partiront en croisade

 ??  ?? Minorité. Manifestat­ion contre le Ceta, à Strasbourg, le 17 février. Ce même jour, le traité sera adopté au Parlement européen par une large majorité, mais avec seulement 16 voix françaises.
Minorité. Manifestat­ion contre le Ceta, à Strasbourg, le 17 février. Ce même jour, le traité sera adopté au Parlement européen par une large majorité, mais avec seulement 16 voix françaises.
 ??  ?? « La gauche, la droite et le marché », de David Spector (Odile Jacob, 296 p., 23,90 €).
« La gauche, la droite et le marché », de David Spector (Odile Jacob, 296 p., 23,90 €).

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