Les candidats ne jurent que par eux
Dico. Poètes, écrivains, philosophes… leurs citations truffent les discours.
ANTONIO GRAMSCI Le retour de l’idéologie A la fin des années 1970, c’est un homme de la droite dure, Alain de Benoist, qui redécouvre Gramsci, philosophe italien et auteur de « Cahiers de prison » (1948), et son concept d’hégémonie culturelle. Il entend le récupérer pour une droite qui vit tétanisée par la domination intellectuelle de la gauche. Les combats de Sens commun, de la Manif pour tous ont remis les idées, les valeurs au centre du jeu. Mais ce réarmement plutôt réussi ne vaut pas seulement pour la droite. Dans un contexte de « crise de la culture », Mélenchon le premier, puis Macron et Hamon, qui en tirent des conclusions différentes, revalorisent la force de l’idéologie, des représentations individuelles et collectives, aux dépens de l’économisme. Le combat politique n’est pas qu’une question de programmes, mais aussi un combat d’idées. Gramsci ou le couteau suisse malgré lui d’une campagne à couteaux tirés.
VICTOR HUGO La France incarnée Victor Hugo dispose d’une image de défenseur des plus humbles qui ne laisse pas insensibles les candidats en campagne. Ainsi Marine Le Pen l’a-t-elle cité, à Lyon : « Comme le proclamait Victor Hugo, nous n’avons pas encore fini d’être français ! » Emmanuel Macron en a fait son grand personnage historique : « Il ne fut ni monarque ni ministre, ni président ni héros de guerre, ni saint ni martyr. Mais, plus que tout autre, il a infléchi le cours de son temps et son ombre immense plane comme peu d’autres sur notre histoire collective » (Historia). Il n’a pas échappé à Mélenchon que l’auteur des « Misérables » parlait aux esprits à l’aide d’un guéridon à trois pieds. En meeting, il a lancé, les yeux vers le ciel : « Allez, parle, Victor Hugo ! »
ALBERT CAMUS Une référence consensuelle « Faites comme Albert Camus, regardez l’été qui vient, désirez-le, croyez-y de toutes vos forces et alors nous serons invincibles ! » a clamé Benoît Hamon – qui s’imagine en « Sisyphe heureux » – devant ses partisans, lors de son discours d’investiture début février. En 2007, Nicolas Sarkozy avait placé son quinquennat sous les auspices de Camus, si bien qu’il souhaita panthéoniser l’auteur de « L’étranger » avant que sa fille, Catherine, ne s’y oppose. Camus incarne une forme de modération, le fils du peuple, le refus de l’injustice, le lyrisme et l’altruisme. Aujourd’hui, Hamon est celui qui, parmi les candidats à la présidentielle, le cite le plus abondamment. A Montpellier, en octobre, Emmanuel Macron a cité le fameux discours de Stockholm et l’hommage rendu par le lauréat du prix Nobel de littérature à son instituteur, Louis Germain. Faut-il voir chez le candidat d’En Marche !, qui emprunte à la droite et à la gauche, qui recherche sans cesse un équilibre idéologique parfaitement illustré par son tic verbal « en même temps… » , quelque chose de Camus, Français et Algérien ?
« Faites comme Albert Camus, regardez l’été qui vient, désirez-le, croyez-y de toutes vos forces et alors nous serons invincibles ! Benoît Hamon Comme le proclamait Victor Hugo, nous n’avons pas encore fini d’être français ! Marine Le Pen
CHARLES PÉGUY Le républicain « Notre cher Péguy ! » Pour Emmanuel Macron, Charles Péguy appartient au progressisme. Lors d’un discours à Reims, qui exposait sa vision de l’histoire de France, le candidat d’En Marche ! s’en est pris aux « réactionnaires » qui se réclament de l’écrivain catholique. « Le voici devenu caution d’une France méfiante, assise. » Tout le monde a son Péguy : patriotes, universalistes, anticapitalistes, catholiques sociaux, trotskistes, socialistes, conservateurs, anticonformistes, gaullistes (de Gaulle : « Aucun écrivain ne m’a autant marqué » )… Et même, en 1940, des pétainistes, au nom du redressement national ! « Je hais la pose comme un vice et la lèche comme une ordure », écrivait Péguy au sujet de la fausseté de cer- tains de ses contemporains. Rigoureux en matière de finances publiques, François Fillon a coutume de reprendre à son compte cette citation de l’écrivain mystique, mort sur le champ de bataille en 1914 : « Le triomphe de la démagogie est passager, mais les ruines sont éternelles. » Le très laïque Jean-Luc Mélenchon revendique, lui aussi, un pan de l’héritage du Péguy républicain, qui a foi dans l’oeuvre des « hussards noirs » de la République, une expression dont il fut à l’origine (« L’argent », 1913).
CHARLES DE GAULLE Le commandeur Comme à chaque élection depuis quarante ans, Charles de Gaulle est l’étoile politique qui brille dans notre firmament électoral. Pas moins de cinq candidats se réclament du chef de la France libre. François Asselineau, Jacques Cheminade, Nicolas Dupont-Aignan, François Fillon et, à certains égards, Marine Le Pen. Tous invoquent ses mannes et disent agir, souverainistes comme libéraux, au nom du gaullisme. Même Jean-Luc Mélenchon, qui veut en finir avec la Ve République, affirme que sa vision diplomatique est « proche » de celle du Général. Et comment oublier le fameux « Je vous ai compris ! » lancé par Macron à Lyon après avoir qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » ? Ou encore cette référence célébrissime : « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? »
GEORGES BERNANOS Le réfractaire Comme Charles Péguy, l’écrivain catholique Georges Bernanos transcende les clivages. Lors de son annonce de candidature, Emmanuel Macron a cité – approximativement – l’auteur de « Journal d’un curé de campagne » : « L’espérance est le risque des risques. » Royaliste et Camelot du roi dans sa jeunesse, avant de devenir gaulliste, Bernanos a également les faveurs de Marine Le Pen, qui a – elle aussi approximativement – déclaré au cours de ses voeux aux Français : « L’espérance est un risque à courir. » Voici la citation exacte : « L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. »
Je vous ai compris ! Emmanuel Macron Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? François Fillon
Parvenir au pouvoir peut permettre de changer la donne. Mitterrand l’a prouvé. Jean-Luc Mélenchon
FRANÇOIS MITTERRAND Tutélaire à gauche Il s’est rendu à Château-Chinon, comme un gaulliste se rendrait à Colombey-les-Deux-Eglises. Au cours de cette campagne, Benoît Hamon, qui a fait ses classes auprès de Michel Rocard, a rendu de vibrants hommages au premier président socialiste de la Ve République. Lors de son discours d’investiture, il a dit mettre ses pas dans ceux de son illustre aîné. A la peine dans les sondages, il s’est référé à l’ancien président, qui, « lui aussi, a connu des campagnes difficiles avant de connaître la victoire ». François Mitterrand évoque l’aura, la culture, la France terrienne, une forme de grandeur aujourd’hui enfouie qui ne laisse pas insensible jusqu’à Jean-Luc Mélenchon, qui rappelle volontiers sa fidélité au « vieux ». « Parvenir au pouvoir peut permettre de changer la donne. Mitterrand l’a prouvé », a-t-il affirmé dans la revue Charles. A Nevers, Emmanuel Macron a lui aussi rendu gloire à l’ancien président, inclassable idéologiquement, en arpentant sa terre d’élection…