CONSPIRATION
Le mot conspiration luimême apparaît chez Molière avec un personnage secondaire génial, celui de Bélise dans « Les femmes savantes ». Bélise, c’est une érotomane. Elle croit que tous les hommes la désirent. Si Damis ne vient jamais dans la maison, c’est pour lui montrer un coeur plus soumis. Si Dorante l’outrage de sarcasmes, c’est à cause du désespoir où elle a réduit ses feux. Si Cléonte et Lycidas disent pis que pendre d’elle, c’est tout simplement parce qu’elle les a éconduits.
Autrement dit, Bélise explique le comportement de l’humanité entière à la lumière du désir qu’elle inspire à tous les hommes. Et ça, c’est la matrice, si j’ose dire, du conspirationnisme luimême.
Que dit Bélise ? Un : moins ça se voit, plus c’est vrai. Plus les hommes disent du mal d’elle, plus ils la désirent.
Deux : ce que les apparences re- couvrent prend les formes qui lui conviennent, la forme qui convient à son désir. Puisque les apparences disent le contraire, c’est que, alors, ce qui se passe derrière le voile des apparences va dans le sens de ce que je crois. Trois : ça donne sens. Or le propre des conspirations, c’est qu’elles donnent sens à tous les hasards qui nous entourent.
Et enfin, dernière chose, et peut-être la plus importante : puisque c’est possible, alors c’est vrai.
Au principe de cela, plus encore que le syndrome de Bélise, on a le syndrome de la théière spatiale. C’est l’histoire que raconte Bertrand Russell, historien des idées, philosophe merveilleux, qui explique que, si quelqu’un dit qu’il existe entre Mars et la Terre une théière spatiale en orbite, vous serez incapable de lui démontrer le contraire. Et si ce type-là est conspirationniste, il verra
dans l’incapacité où vous êtes de lui démontrer le contraire la preuve qu’une théière spatiale se trouve bien en orbite entre la Terre et Mars.
Alors, évidemment, il ne s’agit pas de dire que le conspirationniste a tort. Parce que le conspirationniste a peut-être raison. C’est possible. D’ailleurs, il existe des conspirations. Le problème du discours du conspirationniste, ça n’est pas sa fausseté, c’est au contraire son irréfutabilité. Le problème de ce discours, c’est qu’il se présente comme irréfutable. Et s’il a raison, ça n’est jamais qu’accidentellement. Il est possible qu’Obama ait mis Trump sur écoutes. Il est possible qu’une théière spatiale soit en orbite entre la Terre et Mars. Il est possible que tous les hommes de la Terre désirent Bélise. Tout cela est possible, peut-être que c’est le cas. Le problème, c’est de transformer ce peut-être en certitude.
Ce n’est pas, en un mot, parce qu’on ne peut pas démontrer le contraire d’une conspiration qu’on démontre que la conspiration existe.