Justin Cronin, prophète de malheur
Au Texas, nous avons rencontré Justin Cronin, spécialiste en fin du monde adoubé par Stephen King.
«Je possède les armes à feu de chacun de mes personnages principaux et j’ai appris à m’en servir – c’est beaucoup plus difficile que ce que raconte Hollywood » , s’amuse Justin Cronin. Nous avons rencontré l’écrivain à Houston, au Texas, dans une banlieue résidentielle façon « Desperate Housewives » où ce natif du Massachusetts s’est installé pour enseigner à l’université Rice. Silhouette sportive, 53 ans, il a le sourire impeccable d’un gendre idéal qu’on imaginerait volontiers cacher quelques secrets inavouables. Et c’est l’humanité presque entière qu’il n’a pas hésité à massacrer dans une trilogie SF à succès, adoubée par Stephen King lui-même : « Le passage » (2011), « Les douze » (2013) et enfin « La cité des miroirs », paru en mars, qui clôt le cycle. Si la fin du monde a le vent en poupe, Cronin en est l’un des chantres les plus ambitieux. A l’origine du cataclysme qu’il raconte sur 800 pages, brassant les époques et les continents : un virus transformant l’humanité en armée de vampires aux allures de zombies, les « virules ». Sa force, c’est de mêler l’art du suspense à des portraits attachants et d’authentiques envolées littéraires – il affirme d’ailleurs que son romancier d’horreur préféré est Edgar Allan Poe. Les droits de la trilogie ont été achetés pour le cinéma pour 1,75 million de dollars, mais c’est en tant que série pour la Fox que l’adaptation devrait voir le jour, avec Ridley Scott comme producteur exécutif. « Quand ils m’ont dit qu’ils allaient en faire un film, j’ai encaissé le chèque, mais je me suis dit : “Bonne chance !’’ C’est seulement dans une série télévisée qu’on peut avoir autant de personnages et de sous-intrigues. » Il écrira un épisode par saison. « La bonne télévision nous apprend comment lire et accepter les longs romans. On revient à une narration à la Dickens ! Le problème, c’est que, parfois, à force de vouloir faire de l’argent, les productions ne s’arrêtent pas à temps. “Lost” s’est perdu, “The Walking Dead” est sous oxygène… » Lui a toujours su où il allait. « L’auteur doit avoir autorité sur son oeuvre, comme le mot l’indique. Vous êtes le dieu indigène du monde que vous créez, et la dernière phrase doit être contenue dans la première. »
Ressusciter le bon vieux mythe des vampires, pure fantaisie ? Plutôt une variation autour de quelques inquiétudes bien réelles. En 2005, Cronin assiste à l’afflux des réfugiés en provenance de La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina, en pleine impuissance des autorités. Quelques semaines après, l’ouragan Rita se dirige vers Houston. Justin tente de prendre la route avec sa femme et ses deux enfants, et fait cinq heures de sur-place, avant de rebrousser chemin, au milieu
Depuis l’élection de Trump, ce démocrate n’est pas loin de voir l’Apocalypse à sa porte. Il avoue ne pas avoir écrit une ligne depuis.
de la nuit. Finalement, Rita a dévié sa course, mais Cronin n’a rien oublié. « Nous avons pris part à la plus vaste évacuation humaine de l’Histoire, 2 millions de gens sur les routes – sauf que personne n’a pu sortir de la ville. J’ai vu à quel point nous reviendrions rapidement à la loi du plus fort en cas de catastrophe. »
Depuis l’élection de Trump, ce démocrate (pour le contrôle des armes malgré son goût pour la gâchette) n’est pas loin de voir l’Apocalypse à sa porte. Il avoue ne pas avoir écrit une ligne depuis, hypnotisé par le mauvais feuilleton de la Maison-Blanche. « Aux EtatsUnis, depuis 2001, il y a eu soixante fois plus de personnes tuées par la foudre que par des attaques terroristes. C’est une fausse crise. » Le jour où nous avons rendu visite à Cronin, Trump venait de s’emporter contre les médias, « ennemi du peuple » . A la grande exaspération du romancier, qui dans « Les douze » s’interrogeait sur le basculement dans un régime autoritaire en cas d’Etat d’urgence – écho post-11 Septembre oblige. Cronin ose un pronostic : « Je suis persuadé qu’il n’ira pas au bout de son mandat, mais ce n’est pas si facile de destituer un président : les institutions n’ont pas été conçues pour faire face à un roi fou. C’est l’homme le plus puissant du monde et, quand je le vois, je pense au roi Joffrey, dans “Game of Thrones” : un type infantile qui a vécu sans qu’on lui oppose la moindre résistance toute sa vie. »
« La cité des miroirs », de Justin Cronin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Haas (Robert Laffont, 816 p., 23,50 €).