Le Point

L’enfance retrouvée

- PAR MICHEL SCHNEIDER

L es

bons livres s’écrivent souvent contre leur auteur. Tout contre. Contre les idées reçues, mais aussi en pensant au plus proche de son corps, ce sac de peau qu’est tout humain, si philosophe soit-il. Et qu’y a-t-il au fond du sac ? Des sensations, des images, des silences. Dans son nouvel essai, philosophi­que et pragmatiqu­e, Roger-Pol Droit oppose l’enfance visant l’âge de raison et l’esprit d’enfance, sorte de pensée déraisonna­ble. Il ne parle pas de l’enfance, que Descartes voyait comme un malheur, et Rousseau comme un bonheur. Pas non plus de l’esprit et de sa vie, que décrivent Hegel ou Hannah Arendt. Il évoque cet étrange mélange de pensée et de non-savoir, d’images sans mots et de mots sans images qui gît, tel un trésor, au fond de nos vies. Baudelaire voyait dans l’enfance retrouvée la source de toute création. L’enfance est un âge, celui qu’on brûle de quitter pour devenir grand. L’esprit d’enfance, lui, est « une attitude, un regard sur la vi e , i nalt é rabl e , i mmobile, i mmuable ». Enfant veut dire : qui ne parle pas. Pas avec des mots. Les enfants parlent avec les yeux, les mains, la peau, approchant le monde avec leur corps avant de savoir le nommer. Nous pensons d’abord selon nos sens, puis vient le sens. Loin de l’expression toute faite « retomber en enfance », Roger-Pol Droit assure que vers l’esprit d’enfance il faut au contraire s’élever. Pour le retrouver, ce traité de savoir-vivre à l’usage de toutes les génération­s nous livre de précieux conseils : « S’abêtir divinement ; jouer sans fin ; écouter dans une phrase ce qui se tait autant que ce qui se dit ; s’extraire de soi ; parler sans savoir ; s’émouvoir sans cesse ; s’ élever toujours… »

A quoi ça sert, l’esprit d’enfance ? A rien, comme tout ce qui compte : l’art, les religions, les livres. Ou à tout. A créer des oeuvres, comme cet enfant qui invente des signes pour écrire une recette de cuisine et publiera ensuite des milliers de pages. A vivre parmi les autres, en ne se perdant pas de vue dans les foules solitaires. A ne pas vieillir avant l’heure. Plutôt que de courir à coups de Botox et de bistouri après une jeunesse enfuie ; plutôt que d’entrecoupe­r de saccades idéologiqu­es bougistes nos soupirs d’animaux politiques fatigués d’eux-mêmes ; plutôt que de tenter « de réparer des ans l’irréparabl­e outrage », préférons l’innocence finale, « stade ultime de l’évolution de l’esprit, dernier pas de la sagesse », disait Nietzsche. L’esprit d’enfance, finalement, ça sert à ne pas mourir sans avoir vécu « L’esprit d’enfance », de Roger-Pol Droit (Odile Jacob, 208 p., 17,90 €).

À QUOI ÇA SERT, L’ESPRIT D’ENFANCE ? À RIEN, COMME TOUT CE QUI COMPTE : L’ART, LES RELIGIONS, LES LIVRES. OU À TOUT.

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Roger-Pol Droit.

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