Tutoyer les étoiles
Exposés à Orsay, ces peintres s’emparent de la nature comme matière spirituelle.
On sentirait presque le vent dans les feuillages, la douce ondulation des blés et des chaumes au crépuscule, comme dans un film de Terrence Malick, et les parfums de la garrigue, le silence paisible. Des bleus, des verts, roulés et déroulés en volutes tempérées, transmettent au spectateur la béatitude de Vincent Van Gogh devant la nature lumineuse. Quelle belle orchestration ! Tant de calme et de volupté, et personne aux alentours pour interrompre le moment paradisiaque, une présence mystique seulement, et un sentiment rare de paix intérieure, de transcendance : dans « Les oliviers », le paysage semble danser de joie sous un ciel traversé par un nuage spectral bienveillant. C’est l’un des nombreux chefs-d’oeuvre de l’exposition du musée d’Orsay « Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky » (1).
Au tournant du XXe siècle, des peintres se réfugient dans la nature, là où l’univers chante encore, pour échapper à l’étouffement de leur personnalité par le chaos urbain et mettre à vif ce qui est antérieur à l’Histoire chez l’homme : le moi, les sensations, la spiritualité. Les symbolistes rejettent le rapprochement entre l’art et l’actualité, préférant cultiver un espace « aussi étranger que possible à l’alliance nouvelle du politique et de l’économie en laquelle ils identifient une menace » , écrit l’historien de l’art Rodolphe Rapetti dans son livre « Le symbolisme ». Angoissés par l’irrémédiable discontinuité entre l’homme et la nature, ils tournent le dos aux sciences frigides, au matérialisme et à l’industrialisation en plein essor.
Les naturalistes et les impressionnistes chroniquent le travail et les loisirs ; les symbolistes visent l’intemporel et le sublime en couchant sur leurs toiles des paysages contemplatifs, narratifs ou cosmiques. Ainsi les « Meules, soleil couchant », et les « Nymphéas » de Monet, les « Rosiers sous les arbres », de Klimt, le somptueux « Jardin blanc au crépuscule », de Le Sidaner, « La nuit étoilée », de Van Gogh : chaque fois, la magie opère, le peintre, cet illusionniste, conduit le spectateur à un état mystique d’union avec la nature. Quête mystique. « J’ai un besoin terrible de religion » , hurle Van Gogh, fils d’un pasteur calviniste, recalé à l’ordination. Le paysage symboliste est une quête spirituelle, le moyen d’approcher les mystères de l’existence et d’insuffler l’essence théocratique dans l’art contemporain. Les nabis se réapproprient les sujets religieux, tel Maurice Denis dans « La lutte de Jacob avec l’Ange », Paul Sérusier dans « L’incantation ou le bois sacré », et Gauguin, bien sûr, le grand catalyseur, parti en Bretagne à la recherche des rituels anciens de l’Eglise catholique et des mythes celtes avant de s’égarer en Polynésie. Trois de ses toiles, dont la célèbre « Vision après le sermon », sont admirables à l’exposition, laquelle fait aussi la part belle à des peintres moins connus, scandinaves et canadiens. Qui a voyagé en Suède, en Amérique du Nord ou en Patagonie n’a jamais oublié les surfaces sidérales et la démesure mystique des forêts enneigées, des ciels insondables et des espaces dénués de toute présence humaine. Ces sensations extatiques, ce vertige, on les retrouve par exemple chez Harris, Thomson ou Emily Carr. Tous sont convaincus que la force des éléments signifie la présence de Dieu.
Mouvement de réaction au positivisme doctrinal de son temps, le symbolisme est cependant hostile au répertoire hérité de l’Antiquité et à toute forme de classicisme. C’est un renouveau romantique, mais avant-gardiste dans son iconographie, ses couleurs et ses recherches formelles. L’inconscient et le subconscient travaillent ces artistes contemporains de Freud et de Jung. Aussi, dès les paysages dépossédés de fonctions descriptives, leur traitement se fait-il de plus en plus allusif et se concentre-t-il sur la substance, les formes naturelles, les formes codifiées. Le monde a perdu son âme, l’époque est à la violence et à l’hystérie, alors ils tirent vers l’abstrait, symbole de l’harmonie cosmique, du pur, du sacré, comme dans « Accord réciproque », de Kandinsky, le théoricien du « Spirituel dans l’art », son livre pionnier paru en 1912. Ainsi, tandis que l’homme disparaît sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, il disparaît des toiles de Munch (« Soleil »), de Georgia O’Keeffe, et de la « Nuit étoilée », la galaxie tourbillonnante du Tchèque Hablik, ultime symphonie d’une exposition surprenante, donc remarquable
1. Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 25 juin. Catalogue : 42 €.
« La nature n’est pas quelque chose que l’on peut voir seulement avec l’oeil : elle se situe aussi dans l’âme, dans des images que l’on voit avec l’oeil intérieur. » Edvard Munch