Le Point

Boucheron-Guennifey, le choc de l’histoire de France

Le Point a confronté Patrick Boucheron, maître d’oeuvre de l’« Histoire mondiale de la France » (Seuil), à l’historien Patrice Gueniffey. Débat houleux opposant deux visions irréconcil­iables de notre passé.

- F.-G. L. ET S. M.

Depuis quand un ouvrage d’Histoire n’a-t-il provoqué une telle controvers­e ? Depuis « Le suicide français », d’Eric Zemmour, sans doute. Sauf que, cette fois-ci, il est signé d’un historien, professeur au Collège de France, Patrick Boucheron, titulaire de la chaire Histoire des pouvoirs en Europe aux XIII-XVIes siècles, entouré de 122 confrères de tous horizons. Formé au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, ce collectif s’est vite attiré de vives attaques. Le 19 janvier, Eric Zemmour reprochait à cette «Histoire mondiale » d’incarner « le parti de l’étranger » contre le parti de la France. Et le chroniqueu­r d’aligner les dates choisies : la grotte de Chauvet, évitant ainsi la question des origines ; Jeanne d’Arc et son mythe constitué par la IIIe République ; l’année 1917 résumée à la révolte des Kanaks contre la France ; la guerre et l’année 1942 à la rafle du Vél’ d’Hiv’, avec une Résistance escamotée ; de Gaulle qui tient sa légitimité non de Londres, mais de Brazzavill­e… Zemmour avait mal au génie français et aux héros français, relayé le 26 janvier par Alain Finkielkra­ut, qui déplorait un « dégoût de l’identité qui fait place nette de la culture : ni littératur­e française, ni peinture française, ni musique française ». Hormis ces deux voix discordant­es, la réplique était encore clairsemée et attendue. Mais, le 30 mars, une figure tutélaire, Pierre Nora, chef d’orchestre des « Lieux de mémoire », entreprise unanimemen­t admirée, descend dans l’arène. Il dénonce une entreprise idéologiqu­e, politique, lancée en pleine période électorale, où le choix des dates suggère un horizon inquiétant : l’ère des « dates alternativ­es », qu’il compare à l’âge des « faits alternatif­s » . Patrick Boucheron, avec ses quatre coordonnat­eurs, lui a répondu une première fois en soulignant que « notre approche nous apparaît bien complément­aire (et non substituti­ve) à d’autres genres d’histoires de France auxquels certains d’entre nous ont d’ailleurs contribué ». Une

cohabitati­on est-elle possible ? L’autre est-il forcément un adversaire ? Toute Histoire n’est-elle pas une science molle, forcément idéologiqu­e ? A l’évidence, les tenants d’un roman national ne veulent pas d’un roman internatio­nal, comme si là aussi rôdait le spectre du grand remplaceme­nt. Deux conception­s de la France, mondialisé­e ou non, qui polarisent aussi notre débat électoral, mais également deux visions d’une Histoire qui pour les uns doit offrir un socle commun aux Français, alors que pour les autres la diversité a raison de ce socle. Pour crever l’abcès, nous avons réuni Patrick Boucheron et l’un de ses adversaire­s, Patrice Gueniffey, dont nous avions rendu compte ici du remarquabl­e « Napoléon et de Gaulle, deux héros français » (Perrin). L’occasion de vérifier qu’en France l’Histoire est bien une guerre, politique et idéologiqu­e.

Le Point : Patrick Boucheron, vous attendiez-vous à tant de polémiques ? Comment vivez-vous ces attaques ?

Patrick Boucheron : Si vous me demandez mon avis personnel, cela me fatigue, car je n’ai aucun goût pour la polémique. Lors de ma leçon inaugurale au Collège de France, ce lieu qui est une école de l’autre depuis le XVIe siècle, j’avais tenté de définir un art poétique de l’Histoire comme appel au calme : « Nous avons besoin d’Histoire, car il nous faut du repos » , afin d’échapper à la frénésie du présent. Disons qu’on en est loin.

Rien ne serait digne d’intérêt dans ce débat ?

P. B. : Nous sommes, dans notre profession, habitués à la controvers­e et nous n’aspirons à rien d’autre qu’au débat. Or celui-ci, à mesure qu’on s’approche de l’échéance électorale, devient de plus en plus schématiqu­e et sans rapport direct avec ce que nous avons fait vraiment. De quoi s’agit-il ? Nous avons souhaité réconcilie­r pensée critique et énergie narrative dans un ouvrage qui peut être discutable, qui est éminemment perfectibl­e, et qu’on a appelé peut-être par une sorte de provocatio­n joyeuse « Histoire mondiale de la France ». Les premiers articles parus en janvier évoquaient ce qu’on y avait fait, en considéran­t le livre dans toute son ampleur chronologi­que. Aujourd’hui, on nous demande de réagir à des critiques qui nous reprochent ce que nous n’avons pas fait, et toujours à partir des mêmes exemples répétés en boucle. On nous accuse d’avoir présenté une France entièremen­t fécondée par l’étranger, or c’est évidemment absurde, nous n’avons jamais écrit une chose pareille, et cela ne fait que révéler les fantasmes de nos censeurs. Peut-être certains d’entre eux n’ont-ils simplement pas supporté que des historienn­es et des historiens décident de sortir de l’enclos dans lequel on les enferme pour rendre visible la manière dont ils travaillen­t vraiment.

Patrick Gueniffey : L’écho que rencontre l’ouvrage témoigne de ce que votre travail est sorti du Landerneau universita­ire. Vous auriez dû vous y attendre, on n’est pas aux Etats-Unis, où les universita­ires peuvent raconter toutes les âneries qu’ils veulent, et Dieu sait s’ils en racontent, personne ne s’y intéresse. Vous êtes par ailleurs trop modeste. Votre travail est une opération politique, il s’expose à des objections politiques. De plus, tout historien doit accepter la controvers­e, car l’Histoire, en France, c’est la conception que je défends, venant des études sur la Révolution, où on aime à s’écharper publiqueme­nt. L’Histoire n’a jamais été séparée du débat politique.

P. B. : Ne croyez pas que le métier de médiéviste soit de tout repos : on s’écharpe aussi sur la bataille de Poitiers, les cathares et Jeanne d’Arc. Mais le sens du débat n’empêche pas de défendre quelques principes. Nous sommes pour les uns « pétainiste­s », pour les autres « météquophi­les ». Reconnaiss­ez que c’est absurde, reconnaiss­ez surtout que se joue là une inquiétant­e musique politique, bien caractéris­tique malheureus­ement du vent mauvais qui souffle aujourd’hui. C’est Eric Zemmour qui a donné le ton en opposant le parti de la France au « parti des étrangers », dont nous serions. Face à de telles outrances, on ne peut répondre, car on se situe évidemment au-delà des cadres du débat historiogr­aphique. P. G. : Vous avez tort, vous esquivez. P. B. : Je suis un historien engagé, mais d’abord engagé dans le travail intellectu­el, qui ne peut pour cela se résoudre à la dégradatio­n du débat public. Ainsi, je trouve incohérent et inacceptab­le que vous nous ayez assimilés à des « héritiers de Vichy ».

P. G. : En effet, vous défendez une conception de l’histoire de France culpabilis­ante et honteuse, visant à l’expiation : bref, le discours pétainiste appelant les Français de 1940 à se repentir. « L’agression coloniale », vous employez le mot, joue le même rôle chez vous. P. B. : Où avez-vous vu que nous soutenons cette vision ? P. G. : En vous lisant.

Mais vous-même, Patrice Gueniffey, quels sont vos reproches à l’égard de cet ouvrage ?

P. G. : C’est d’abord de renoncer à la responsabi­lité de l’intellectu­el. Que vous ayez engagé 122 historiens, très bien. Mais que vous écriviez une « ouverture » à l’ouvrage, et non une vraie introducti­on, qui lui aurait donné unité et cohérence, me gêne profondéme­nt. Vous vous défaussez derrière le collectif.

P. B. : Je n’ai justement pas voulu écrire de manifeste, car je récuse cette vision héroïque et virile de l’Histoire où un auteur ferait face à la France éternelle. J’ai disposé au seuil de ce livre collectif non pas une introducti­on, mais une « ouverture ». Je tiens à ce mot. Elle se traverse calmement, modestemen­t, pour

« Vous défendez une conception de l’histoire de France culpabilis­ante et honteuse, visant à l’expiation. » Patrice Guennifey

arriver aux 146 contributi­ons. Ce qui n’empêche pas d’expliciter un point de vue qui s’oppose, je l’écris, à « l’étrécissem­ent identitair­e qui domine aujourd’hui le débat public ».

P. G. : « Modeste » ? La deuxième chose est l’évident parti pris « déconstruc­tionniste ». L’idée que l’Histoire est « construite », qu’elle peut donc être déconstrui­te et reconstrui­te, est un symptôme très préoccupan­t aujourd’hui quant au statut (incertain) de la vérité. Si tout est discours, tout peut être remplacé, et l’insignifia­nt (comme la plupart des dates retenues dans votre livre) placé au même rang que l’important, mais pour raconter, bien sûr, une Histoire totalement différente. L’idéologie remplace l’Histoire.

P. B. : Où avez-vous vu qu’on « remplace » des dates par d’autres ? Nous écrivons une Histoire, nous ne procédons pas à un « grand remplaceme­nt ».

P. G. : Y a-t-il des dates qui s’imposent ou non ? Si vous écrivez une histoire des échanges réciproque­s entre la France et le monde, il y a tout de même des choix qui s’imposent. Le décret de 1790 déclarant la paix au monde n’a pas la même importance, loin de là, que la Déclaratio­n des droits de 1789.

P. B. : Pour vous, l’Histoire se révèle d’elle-même, imposant des évidences que l’on n’a pas à discuter. Nous n’avons décidément pas la même conception de notre métier.

P. G. : C’est indubitabl­e.

On retrouve sur votre livre la même ligne de fracture que dans le débat de la présidenti­elle, entre deux visions de notre identité. Est-il possible de sortir de cet affronteme­nt ?

P. B. : Je ne sais pas, en tout cas notre ouvrage a contribué à le rendre visible, et c’est en cela aussi que l’on peut faire oeuvre d’historien : en posant un diagnostic sur l’aujourd’hui qui le libère d’une lecture idéologiqu­e.

P. G. : L’alternativ­e reste entre la droite et la gauche, pas entre « ouvert » et « fermé ». Du reste, pour être « ouvert », il faut savoir qui l’on est et d’où l’on vient.

Pourquoi n’assumez-vous pas le fait que vous proposez un contre-récit national ?

P. B. : Parce que nous n’écrivons pas contre, mais autrement : c’est l’histoire de France telle qu’on peut la comprendre aujourd’hui.

Etes-vous le tenant d’une identité composite, multicultu­relle, plutôt que d’une autre vision, plus homogène, qui serait celle de Patrice Gueniffey ?

P. B. : Oui. P. G. : Boucheron est un tenant de la France sans Histoire et sans identité, réduite à un pur marché, peuplée de producteur­s, de consommate­urs et de communauté­s plutôt que de citoyens. Son livre procède néanmoins d’une ques-

tion importante : quelle Histoire commune dans une société de plus en plus diverse ? Cette question ne se pose qu’en France, car nous sommes le seul pays qui intègre les immigrés, les autres pays les laissant vivre à part. L’apartheid de fait est partout la règle, sauf en France, où notre tradition universali­ste nous l’interdit. D’où la question : comment produire de la cohésion à partir de tant de diversité ? L’Histoire est en jeu, car l’identité de la France est fortement historique, même si elle n’est pas qu’historique. Il faut y ajouter, en particulie­r, la littératur­e. La tentation est grande de « diluer » le récit national pour y faire une place à des mémoires différente­s, voire de le dissoudre.

N’est-ce pas un peu réducteur ?

P. G. : Non, je ne vois pas en quoi. P. B. : Il n’y a pas de vérité historique. En tout cas, celle-ci n’en est pas une. P. G. : Il n’y a pas de vérité historique ? P. B. : Pourquoi la France serait-elle davantage définie par sa littératur­e que par ses paysages ? Vous affirmez une interpréta­tion, en aucun cas la vérité du fait. En revanche, lorsque vous postulez la diversité croissante de la population française, vous allez contre les réalités chiffrées : la part du solde migratoire dans l’accroissem­ent démographi­que est globalemen­t constante en France depuis les années 1950, bien inférieure à ce qu’elle était dans les années 1920.

P. G. : Vous me faites penser aux savants soviétique­s qui prouvaient, noir sur blanc, que les vaches communiste­s donnaient plus de lait que les vaches capitalist­es…

L’ouvrage de Georges Bensoussan, « Les territoire­s perdus de la République » (2002), déplorait l’impossibil­ité d’enseigner la Shoah dans certaines zones. Votre ouvrage répond-il à ce problème ?

P. B. : N’enseignant pas dans le secondaire, je me garderai bien de donner des leçons. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est aussi difficile aujourd’hui d’enseigner l’Histoire qu’une autre matière, mais sans doute pas davantage.

L’Histoire ne serait pas plus problémati­que que les autres matières ?

P. B. : Je ne crois pas, et ce n’est pas en continuant à asséner violemment une telle opinion qu’on finira par la rendre vraie. Les enquêtes démontrent que l’Histoire est une matière plutôt appréciée des élèves, notamment parce qu’ils y trouvent encore un sens du récit.

P. G. : Vous ne voulez pas débattre des vraies questions. La vraie question, c’est celle que posait clairement en 2014 Dominique Borne dans « Quelle Histoire pour la France ? ». Est-ce que notre récit fait encore sens pour une population plus diversifié­e par ses origines, sachant par ailleurs que ces population­s proviennen­t de nos ex-colonies, et non pas d’Italie, de Pologne ou d’Espagne comme dans les années 1930 ? Borne répond qu’il faut réinventer ce récit national, d’où son idée de le faire débuter par l’installati­on des Grecs à Marseille, une façon d’introduire d’autres mémoires dans le récit collectif. Je ne suis pas convaincu, mais au moins Borne assumait ses choix. Pas vous.

P. B. : S’il faut expliciter la réponse à la question : quel récit pour la France ?, je répondrai volontiers par quatre mots : ce récit doit être ouvert sur le monde, et je ne vois pas en quoi c’est rapetisser la France que de l’envisager dans sa dimension mondiale. Il doit être divers, ne serait-ce que pour le rendre plus ressemblan­t à la France d’aujourd’hui et faire droit à sa diversité.Cette Histoire doit être aussi peuplée, c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement animée par les héros et les grands hommes, et c’est un autre point de désaccord entre nous. Voilà pourquoi nous trouvons dans notre livre des paysans néolithiqu­es, des tailleurs de pierre médiévaux, des esclaves modernes… Enfin, elle doit être entraînant­e et non désespéran­te, pour ne pas se complaire dans les facilités du déclinisme. Bref, l’Histoire ne sert ni à acclamer ni à détester.

Le livre de Patrick Boucheron ne gêne-t-il pas ceux qui considèren­t que la France n’a pas besoin de diversité pour faire son récit ?

P. B. : Patrice Gueniffey le sait mieux que quiconque, car c’est

« Je travaille, nous travaillon­s, à construire un “nous” plus respirable. » Patrick Boucheron

un historien de la Révolution française, où ce pays s’est rêvé patrie de l’universel. La question de l’universali­té traverse notre livre. Cette vocation française ne commence pas avec les Lumières. Louis XIV avait une certaine idée de l’universel, qui n’est pas la même que celle de Napoléon avec le Code civil. Puis il y a un moment moins connu, que nous avons appelé la mondialisa­tion à la française dans les années 1860.

Patrice Gueniffey, l’Histoire ne vaut-elle que si elle est l’oeuvre de héros ou de grands hommes ?

P. G. : Bien sûr que non, mais les « héros », qui peuvent être très différents les uns des autres, positifs et souvent même négatifs, lui donnent un visage et lui confèrent un sens. Ils contribuen­t à l’intelligib­ilité de l’Histoire. C’est ce que je me suis efforcé de montrer dans « Napoléon et de Gaulle ». Je ne plaide pas pour le retour à Bossuet ! Reste que l’Histoire selon Boucheron, elle, ne fait pas sens.

C’est-à-dire ?

P. G. : C’est-à-dire qu’il n’y a pas de liens cohérents ou de fil conducteur dans cette Histoire. C’est une Histoire émiettée, faite de fragments que rien ne relie. Elle est à l’image de la France souhaitée par Boucheron et ses pareils : en morceaux. Au lieu d’aider à l’intégratio­n, elle contribue à la séparation des communauté­s. Elle nourrit le sentiment de la désaffilia­tion et le ressentime­nt qui en est le produit. P. B. : Ce ne sont pas des Histoires « autres ». C’est une seule et même Histoire, la nôtre, plus large, plus vivante et je crois aussi plus intéressan­te que les vieilles rengaines. P. G. : Le résultat étant un récit plus faible, donc moins susceptibl­e de permettre une intégratio­n. Là réside notre désaccord politique. P. B. : Je travaille, nous travaillon­s, à construire un « nous » plus respirable. P. G. : Certes, mais force est de constater que nous ne respirons pas mieux, sauf peut-être au centre de Paris ou autour du Collège de France. Etes-vous déjà allé dans les banlieues ? P. B. : Oui, j’y ai grandi, mais ce n’est pas le problème.

Pour vous, Patrice Gueniffey, la disparitio­n d’un socle commun ne doit pas être aggravé par la promotion d’un récit autre ?

P. G. : C’est une dilution dans une absence d’Histoire. Le récit traditionn­el avait le mérite de délivrer un message, de définir une identité collective ordonnée autour de l’idée de liberté. La liberté est le fil directeur de l’histoire de France.

P. B. : Et vous trouvez que cela a toujours produit des résultats brillants ?

P. G. : Oui, bien sûr. Ce récit a produit de l’unité à partir d’une réalité plurielle. Il a mis fin à la guerre d’une moitié de la nation contre l’autre. Ce n’est pas rien.

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Explicatio­ns. Dans les locaux du « Point » , Patrick Boucheron (à g.) débat avec Patrice Gueniffey.
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