Les croisades réinventées
En massacrant des chrétiens d’Orient, les djihadistes parient sur l’exil des survivants. Ainsi, de terre de valeurs et de modernité l’Occident redeviendrait terre d’une croyance et justifierait, dans le monde musulman, l’établissement de l’Etat islamique.
Pourquoi tue-t-on des chrétiens au Moyen-Orient ? Pour qu’ils partent tous. Mais pour où ailleurs que chez eux ? Pour l’Occident. Le décryptage est facile : il s’agit de vider la cartographie nationale pour la remplacer par la cartographie confessionnelle dans les pays dits « arabes » ou musulmans. Ainsi, on atteint un but majeur : on dépossède l’Occident de son universalité proclamée pour l’installer dans le concept de terre chrétienne à combattre. On rejoue les croisades et, pour cela, il faut réinventer les croisés, la terre de la croix, le Moyen Age et ses épopées. Ainsi repoussé à défendre les chrétiens exclusivement, l’Occident va se déclarer terre d’une croyance, pas terre de valeurs et de modernité. Il fera la différence entre citoyenneté (démentie de ce fait par une solidarité sélective et confessionnelle) et croyances. Le secours est dégradé par un soupçon qui ira ternir l’engagement de l’Occident « chez nous » au sud. L’Occident redevenu chrétien, il justifie que, chez nous, on restaure le califat, la terre d’islam, le djihad, l’empire néo-abbasside.
Pourquoi est-ce si nécessaire de « confessionnaliser » l’Occident ? Parce qu’on résout le malaise qui dure depuis trois siècles face à cette modernité que l’Occident incarne et qu’on ne réussit pas à maîtriser. On rejette l’impératif de modernité en rejetant l’Occident. On peut alors proclamer, comme un universitaire en Tunisie, que la Terre est plate. Revenir aux médecines « magiques », recruter des sympathies ou affermir les autorités des prêcheurs et des charlatans. On restaure la cartographie du XIIe siècle (les pays sont désignés par leur nom d’époque), on reprend l’Histoire, mais juste avant qu’elle nous échappe et nous confine dans le rôle des vaincus. Et ensuite ? L’Occident devenu chrétien, on le met à nu : il n’aime que les siens malgré ses discours, il défend les chrétiens, pas les musulmans, ses enfants, pas ceux de l’humanité. Un Moyen-Orient vidé de ses chrétiens est un Moyen-Orient sans différence, sans altérité, sans communauté. Et il sera celui du totalitarisme confessionnel, du royaume d’un dieu, d’une croyance unanime. Un moment « arabes », ceux du « sud » imaginaire seront musulmans ou ne seront pas.
Vidé de ses chrétiens, le monde musulman sera musulman selon les islamistes et les djihadistes. L’Etat sera islamique. Et de l’autre côté ? On est dans le dilemme : laisser tuer les chrétiens, c’est contredire ses valeurs, mais les aider à l’exclusion des autres, c’est confirmer un soupçon. D’ailleurs, le drame est même consolidé par des populismes montants en Occident : Trump bannit les musulmans ; il confirme la carte du monde que tracent les islamistes : les gens sont proscrits pour leur croyance, pas pour des raisons de sécurité, conclut-on avec logique. Les extrêmes droites renforcent encore plus cette tendance : l’autre, chez eux, est rejeté par stigmatisation, par peur, par incompréhension, par phobie ou par cupidité et égoïsme. On explique que l’on veut se préserver (et préserver ses valeurs), mais on ne fait que confirmer la logique adverse et donc annoncer les guerres futures, les ruptures, les douleurs prochaines. Victoires électorales concomitantes de défaites à venir. Boucle vicieuse : on tue le chrétien pour transformer l’Occident (et ses valeurs) en confession sournoise, et l’Occident tue au sud (trauma irakien), rejette, exile ou refuse d’accueillir ; il confirme la propagande assassine et les pogroms nouveaux.
Paradoxe du discours monothéiste : il proclame le dieu unique et exacerbe (le mot est faible) depuis trois mille ans les différences. Presque toujours par le sang. Car, quand les royaumes sont célestes, les morts sont terrestres. Et nombreux
Trump bannit les musulmans ; il confirme la carte du monde que tracent les islamistes.