Le « gamin » qui fait trembler le monde
Corée du Nord. Personne ne prenait Kim Jong-un au sérieux. Aujourd’hui, il défie Donald Trump. Enquête sur le leader le plus énigmatique de la planète.
Il nous reçoit dans un immeuble « cage à lapins » de Gangnam, le quartier fétiche de Psy, la star de la K-pop. Au pied d’une immense quille de verre et d’acier de 123 étages, la Lotte World Tower, le plus haut gratte-ciel de Séoul, affiche crânement la prospérité victorieuse de la Corée capitaliste. Jang Jinsung ne mange pas de ce pain-là. Ce petit bonhomme trapu, à la voix chaude des fumeurs invétérés, est un poète. Et fier de l’être. Longtemps, il le fut sur commande dans un univers parallèle. A seulement 40 kilomètres d’ici, pardelà les barbelés et le million de mines de la DMZ, qui signalent la frontière la plus militarisée au monde, celle qui sépare les deux Corées, celle qui déchire la péninsule coréenne le long du 38e parallèle depuis 1953. Un reliquat de la guerre froide, auprès duquel le mur de Berlin ressemble à une passoire. A l’heure de Facebook et de Tesla, aucun courrier ni appel téléphonique ne peut franchir cette muraille érigée par deux frères ennemis avec la complicité des grandes puissances mondiales.
Treize ans après avoir traversé le miroir, Jang semble toujours groggy sous les néons blafards de cette pièce anonyme d’à peine 20 mètres carrés. Perdu dans l’océan de béton de la capitale sudcoréenne de 10 millions d’âmes, loin des siens. Le transfuge, qui fit défection en 2004 en demandant l’asile à l’ambassade de Corée du Sud à Pékin, semble parfois regretter son ancienne vie. A Pyongyang, il était un privilégié. Il avait même reçu de la part de Kim Jong-il en personne une Rolex à 11 000 dollars en récompense de quelques vers inspirés.
Jang était un officier de la division 19, responsable de la poésie au sein de la section 5, « littérature », du tout-puissant département du Front uni, fer de lance de la guerre psychologique contre le Sud. Comble de l’ironie, ce rat de bibliothèque occupait le bureau 101, comme Winston Smith, le héros de « 1984 », le
roman d’anticipation totalitaire de George Orwell… Il avait une tâche éminente et ultrasensible : écrire des vers à la gloire du « Cher Dirigeant » en se faisant passer pour un poète sud-coréen. Il avait accès à l’équivalent stalinien de l’« Enfer », cette pièce fermée à double tour renfermant la littérature érotique dans les bibliothèques médiévales. Jang lisait chaque jour les quotidiens et les ouvrages en provenance de Séoul afin de mieux s’imprégner du rôle d’écrivains « impérialistes » , comme il le raconte dans son livre stupéfiant « Cher Leader » (Ixelles éditions, 2014). C’est durant ces heures de lecture silencieuse, à la découverte d’un monde parallèle, que le doute a germé. Et c’est en égarant l’un de ces ouvrages interdits dans le métro, crime passible du camp de travail, qu’il décide brutalement de faire défection.
Aujourd’hui, de son modeste bureau, sous la protection d’un pseudonyme et de gardes du corps, il scrute l’irrésistible montée en puissance de Kim Jong-un, la troisième génération de la seule dynastie « communiste » de la planète. Il le voit défier Donald Trump à coups d’essais atomiques et balistiques, affichant un sourire jovial et carnassier à la tribune, présidant un défilé militaire au pas de l’oie, dévoilant de nouveaux missiles intercontinentaux (ICBM) devant les caméras des télévisions du monde entier à l’occasion du « Jour du Soleil », l’anniversaire du fondateur de la dynastie, le « Président éternel » Kim Il-sung. Le dictateur en herbe trentenaire a défié tous les pronostics des cassandres occidentaux qui ne donnaient pas cher de ce « gamin » joufflu et gâté, fan de la NBA, lorsqu’il a succédé à son père, frappé d’une crise cardiaque dans son train blindé en décembre 2011. En cinq ans, le fils cadet élevé en Suisse s’est imposé face à la vieille garde avec la rouerie d’un pro en imposant la terreur au sommet de l’Etat, au point de liquider son propre oncle Jang Song-thaek, en 2013. « Il est remarquable. L’ampleur des purges est sans précédent depuis les années 1950. Il veut mon- trer qu’il est le boss », explique Andreï Lankov, professeur à l’université Kookmin, à Séoul. En mai 2016, un congrès exceptionnel du Parti des travailleurs, le premier depuis 1980, sonne comme la consécration du « Leader suprême » à la tête d’un appareil totalement à sa main, ignorant les sanctions de l’Onu, comme les pressions de Washington ou Pékin.
Cellule secrète. Jang Jin-sung n’est pas dupe. Avec l’oeil acéré de l’ancien propagandiste, il démonte le mythe. « Kim Jong-un a du pouvoir, mais il est avant tout un symbole. En réalité, la Corée du Nord est dirigée dans l’ombre par une organisation secrète » , affirme l’homme qui fut reçu par Kim Jong-il dans une villa nichée sur une île mystérieuse. La véritable colonne vertébrale du régime nord-coréen serait le redoutable Organization and Guidance Department (OGD), une entité au sein du comité central du Parti, tirant les ficelles dans l’ombre. Une chaîne de commandement de dizaines de milliers d’agents qui surveillent les membres du Parti à tous les échelons, depuis les villages jusqu’au sommet du pouvoir, où ils composent la garde rapprochée du Leader, affirme Jang. « L’OGD fonctionne comme une agence de communication au service d’une célébrité. Ils ont fondé le culte de la personnalité de Kim Il-sung et ils doivent perpétuer le mythe d’un dirigeant divin. Pour cela, le maintien du secret est indispensable. » L’OGD est l’oeuvre de Kim Jong-il, le véritable architecte du régime, qui statufia son père en « Président éternel » en s’appuyant sur une idéologie autarcique absconse, le « Juche », dont la fonction était d’affirmer sa différence au sein du bloc communiste par rapport à Moscou et Pékin. « Le communisme n’est qu’un emballage du régime, qui est avant tout nationaliste », confirme un autre transfuge, Lee Yun-keol.
Une cellule secrète dirigée par quatre conseillers du père, dont le général Hwang Pyong-so, directeur du bureau politique de l’Armée populaire de Corée, pilote l’héritier dans l’ombre. « C’est une relation
donnant-donnant : ils ont besoin de lui pour garder leur pouvoir, il a besoin d’eux pour établir son image auprès de la population » , juge Jang. Des conseillers de l’ombre qui ont réussi en quelques années à transformer un inconnu en « Père de la nation » en forçant le trait de la ressemblance physique avec son grandpère Kim Il-sung. Rien n’est laissé au hasard, du style vestimentaire rétro aux lunettes, comme à l’embonpoint, pour surfer sur la nostalgie d’une époque où la Corée du Nord était plus riche que sa rivale du Sud. Pour d’autres, la silhouette ventrue trahit plutôt le diabète, dont souffraient déjà ses aïeux, jetant le trouble sur l’état de santé du Leader, âgé seulement d’envi-
Certains célèbrent l’embonpoint de Kim comme la nostalgie d’une époque où la Corée du Nord était plus riche que sa rivale du Sud. D’autres y voient plutôt un signe de diabète.
ron 33 ans, et qu’on a vu boiter par le passé. Pyongyang est un théâtre d’ombres camouflé par d’épais rideaux de mensonges et qui échappe même à la CIA. La plupart des experts voient en Kim un patron incontesté, héritier de traditions confucéennes exaltant la hiérarchie et le culte du chef. « Il exerce un contrôle total » , juge Andreï Lankov. Cependant, dans une culture ancestrale obsédée par la loi du sang, l’héritier est obligé de partager son pouvoir avec un groupe aux contours flous, et mouvants : la famille. « En réalité, la Corée du Nord est gouvernée par un clan. Kim détient le pouvoir, mais il doit prendre en compte les vues des autres membres de ce cercle », analyse Lee Yun-keol. Un défi qui a tourné au casse-tête lorsque le père a légué une descendance pléthorique, et souvent cachée, nourrissant des querelles de palais. « Kim Jong-il était un homme à femmes, avec un goût prononcé pour celles d’origine sulfureuse. Il n’a pas hiérarchisé sa descendance et cela crée aujourd’hui le désordre, à l’image des rivalités de harem à la cour turque » , explique Lankov.
Fratrie décomposée. Une rivalité d’alcôve serait derrière l’assassinat de Kim Jong-nam, le demi-frère du « Maréchal », le 13 février, à l’aéroport de Kuala Lumpur. Une opération digne de James Bond, qui a tué en une quinzaine de minutes et quelques gouttes de VX, un poison mortel, le fils aîné de la fratrie, issu d’un amour caché de Kim Jong-il avec une jolie actrice, Song Hye-rim, qui finira sa vie dans un hôpital psychiatrique à Moscou. Ce trublion bon vivant vivait en exil à Macao après son arrestation, en 2001, au parc Disneyland de Tokyo, mais ses jours
étaient comptés depuis l’accession de Jong-un au trône suprême, en dépit de la protection des services de Pékin, qui voyaient en lui une éventuelle alternative. Jongnam avait ouvertement critiqué le régime, plaidant pour une ouverture à la chinoise.
Une autre figure familiale mystérieuse plane dans l’ombre du jeune dictateur. Sa demi-soeur aînée, Kim Seol-song, jouerait les éminences grises selon plusieurs transfuges et experts. « Elle est le numéro deux du régime » , affirme même Cheong Seong-chang, l’un des meilleurs spécialistes, au Sejong Institute. Cette quadra dont on ne connaît aucune photo, issue du seul mariage officiel de Kim Jong-il, aurait fomenté l’exécution de l’oncle Jang, menace potentielle pour l’héritier et jugé trop proche de la Chine, selon Lee Yun-keol. Une alliée de poids, mais qui pourrait devenir une menace. « Vu la situation internationale tendue, ils se serrent les coudes. Mais en cas de crise elle pourrait devenir une rivale » , prévient le transfuge.
Le jeune « Maréchal » et sa femme, Ri Sol-ju, peuvent s’appuyer sur leur popularité auprès des masses, coupées du monde. « Les élites ont peur de lui, mais la population retrouve l’optimisme. Il lui offre la meilleure politique depuis des décennies : la croissance » , juge Andreï Lankov. Car cette économie parmi les plus pauvres du globe a renoué avec une timide croissance économique en 2014, selon les fragmentaires données statistiques. Le PIB par habitant a franchi pour la première fois la barre des 1 000 dollars selon un rapport du Hyundai Research Institute publié en septembre. A Pyongyang, les taxis flambant neufs et les embouteillages ont fait leur apparition au pied de nouvelles tours d’habitation, comme dans ce quartier surnommé « Dubai » par les rares expatriés. Des signes extérieurs d’une révolution « capitaliste » souterraine déclenchée par le cataclysme de la grande famine des années 1990, qui fit des centaines de milliers de morts. Incapable de nourrir sa population, le régime doit tolérer une économie privée de survie, d’abord sur des marché « gris », qui s’est muée ces dernières années en société marchande grâce à l’accumulation de capital, en particulier
« La Corée du Nord est un problème qui sera traité. J’ai une grande confiance dans le fait que la Chine va très bien s’occuper de la Corée du Nord. S’ils ne peuvent pas, les Etats-Unis avec leurs alliés s’en chargeront ! » Donald Trump, 13 avril 2017 « Nous sommes prêts à répliquer à toute attaque nucléaire par une attaque nucléaire à notre façon. Nous sommes prêts à répondre à une guerre totale par une guerre totale. » Choe Ryong-hae, numéro deux du régime nord-coréen, 14 avril 2017
à Pyongyang, réservée à l’élite. Kim accompagne cette vague en promouvant des mesures de libéralisation agricole qui rappellent celles mises en place en Chine à la fin des années 1970 et à l’origine de son décollage spectaculaire. Si 10,5 millions d’habitants, soit 41 % de la population, souffrent toujours de malnutrition, selon un récent rapport de l’Onu, le pays retrouve l’espoir.
Grands travaux. L’héritier prône la « ligne Byungjin », qui vise à développer de front l’économie et l’arme atomique, prenant ses distances avec l’austère politique de Songun, ou « Priorité à l’armée », édictée par son défunt père. Une stratégie « populiste » et nationaliste visant à améliorer les conditions de vie à coups de grands travaux offrant aux habitants de la capitale des centres aquatiques, des stade set des complexes d’appartements ultra modernes, comme celui inauguré au coeur de Pyongyang la semaine dernière.
En parallèle, Kim met les bouchées doubles pour se doter d’une force de dissuasion crédible, assurance-vie du régime. « La bombe est devenue identitaire » , juge Antoine Bondaz, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences po, ce qui réduit à néant les espoirs de négocier une « dénucléarisation ». Inscrite dans la Constitution en 2013, elle n’est plus une carte de négociation, comme face à George W. Bush, pour obtenir une aide alimentaire. Alors que les faucons américains, comme John McCain, accusent Kim d’ « irrationalité » , le régime fait preuve d’ultraréalisme en matière de sécurité. Il tire la leçon tragique du colonel Kadhafi, qui renonça à son programme d’armes de destruction massive sous la pression occidentale, pour finalement mourir dans la poussière et l’humiliation, sous les bombardements de la France et de l’Amérique. Kim a médité la leçon et a franchi un point de non-retour.
Après avoir mis au point une arme « thermonucléaire » en 2016 et miniaturisé une
Demi-soeur aînée de Kim Jong-un, « Kim Seol-song est la numéro deux du régime. » Cheong Seong-chang, spécialiste du pays
arme pour la loger dans une ogive, le régime multiplie les tests balistiques depuis un an, avec pour ambition de se doter d’un ICBM capable de menacer le territoire américain. Ses scientifiques testent un nouveau moteur « surpuissant » , ainsi que des engins capables d’être lancés d’un sous-marin (SLMB). Pour frapper efficacement, ils doivent encore maîtriser la délicate phase de rentrée dans l’atmosphère, lorsque les équipements électroniques sont soumis à des températures très élevées. Un défi que l’ex-URSS, la France ou la Chine ont mis des années à relever. Mais la perspective d’une force de frappe crédible nord-coréenne n’est plus de l’ordre de la science-fiction. « Les Américains prennent leurs progrès très au sérieux » , explique Lankov. Pyongyang pourrait se doter d’un ICBM durant le mandat de Trump, juge la nouvelle administration à Washington.
Un compte à rebours qui met en péril le fragile équilibre géostratégique en Asie du Nord-Est, avec, en toile de fond, la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine renaissante de Xi Jinping. Le dilemme du président chinois s’accentue : lui qui n’a toujours pas rencontré en personne son jeune allié ne veut pas d’une crise politique ou militaire sur sa frontière nord-est. La perspective d’une frappe américaine comme celle de l’effondrement du régime donnent des sueurs froides aux stratèges chinois, obsédés par la stabilité. Pour gagner du temps, ils donnent des gages à Washington en suspendant les importations de charbon nord-coréen. Mais Trump veut plus et place délibérément Xi Jinping dos au mur lors des on dîner de gala à Ma r-a-La go en lui révélant qu’ il vient de lancer 59 Tomahawk contre la Syrie. Un message subliminal transparent. « Si la Chine ne nous aide pas, nous réglerons le problème nord-coréen nousmêmes », a tweetté le président. Une frappe « préventive » contre les sites nucléaires fait craindre un engrenage infernal, avec l’agglomération de Séoul en potentielle victime. L’artillerie du Nord est pointée sur la capitale et pourrait faire des dizaines de milliers de morts avant d’être neutralisée par la supériorité technologique américaine. « Nous allons bientôt avoir des problèmes ici. Si les Américains frappent, les Nord-Coréens vont-ils rester sans réaction ? J’en doute. Et s’ils répliquent, le Sud ne restera pas inerte » , prévient Lankov, qui redoute une seconde guerre de Corée. Dans son bureau de Gangnam, Jang Jin-sung est désormais à portée d’artillerie de ses anciens maîtres, mais il ne regrette pas sa défection. « Ici, au moins, je peux écrire ce que je veux » , explique le poète
Les scientifiques de Kim testent un nouveau moteur « surpuissant », ainsi que des engins capables d’être lancés d’un sous-marin.