La défaite de la vérité aura-t-elle lieu ?
Cerveau. Théories du complot, manipulations, bobards… Comment les sciences cognitives expliquent l’adhésion aux fausses informations.
Notre civilisation a peut-être touché le fond le 12 février 2014. Ce jour-là, face aux caméras, John Key déclare : « J’ai fait une chose inhabituelle. Je suis allé voir un médecin et un vétérinaire. Tous les deux ont confirmé que je ne suis pas un reptile. » Si le Premier ministre néo-zélandais a le sourire, il répond à la requête constitutionnelle d’un citoyen, Shane Warbrooke, qui réclamait que son dirigeant apporte « toute preuve » démentant qu’il ne soit pas « un reptile alien capable de modifier son apparence pour réduire l’humanité en esclavage » . En vain. L’examen médical ne calme pas les partisans des théories délirantes (et lucratives) de David Icke, ancien joueur de football anglais reconverti en chasseur de reptiliens humanoïdes. Comment être rationnel face à l’irrationnel ?
Cette franc-maçonnerie de lézards galactiques (4 % des électeurs américains y adhéraient en 2013) est un cas extrême, mais les croyances collectives heurtant de plein fouet les faits et la science pullulent. Aux Etats-Unis, des basketteurs et rappeurs célèbres ont publiquement endossé les théories platistes assurant, près de deux millénaires après Ptolémée, que la Terre est plate (lire p. 88). A peine plus de la moitié des Français (52 %) estiment que les vaccins présentent plus de bénéfices que de risques. Le compteur électrique Linky est, lui, accusé d’être un cheval de Troie de Big Brother EDF tout en propageant des ondes dangereuses. Selon l’Agence nationale des fréquences, il n’émet pourtant pas de champ électromagnétique plus élevé que ses prédécesseurs.
Le retour au réel peut être tragique. En avril 2005, en banlieue de Los Angeles, Eliza Jane Scovill, 3 ans et demi, est victime de toux. Les pédiatres ne s’alarment pas. Mais en mai, fiévreuse, la petite fille s’effondre et meurt. Sa mère, Christine Maggiore, avait été testée séropositive en 1992, mais plutôt que de prendre des antirétroviraux, elle est devenue l’ une des porte-parole des « négationnistes » refusant « l’hypothèse » que le VIH est la cause du sida. Conseillant aux mères séro- positives d’allaiter leurs nourrissons, Christine Maggiore a jusqu’à sa propre disparition, en 2008, toujours maintenu que sa fille Eliza Jane a été victime d’une allergie plutôt que de son propre déni. « Ceux qui croyaient en la raison ont été rejetés comme n’étant qu’un groupe d’intérêt de plus, et la science comme une simple idéologie. Comment tout cela a-t-il pu se passer ? » se désole Lee McIntyre, philosophe à l’université de Boston et auteur de « Respecting Truth : Willful Ignorance in the Internet Age ». Oui, comment a-t-on pu en arriver là ? Les Lumières nous promettaient pourtant des individus plus rationnels et émancipés des croyances… A droite, explique McIntyre, le réchauffement climatique passe pour une mystification, tandis qu’à gauche le vaccin est vu comme le fruit du complot pharmaceutique causant l’autisme. Pour le philosophe, le problème n’est pas l’ignorance, mais l’ignorance volontaire. Elle empêche toute possibilité de corriger et rectifier ses opinions.
« Nouveau tribalisme ». La mode sémantique, quitte à multiplier les anglicismes, traduit bien cette inquiétude pour les faits. Le hoax n’est ainsi qu’une bonne vieille rumeur adaptée à l’ère Internet. Fake news désigne une désinformation volontaire. En 2016, la pompeuse « postvérité », popularisée par un article du Guardian sur le Brexit, a été élue mot de l’année par le dictionnaire d’Oxford, comme si la propagande ou le mensonge n’avaient jamais existé avant. « C’est normalement nous qui créons les concepts, s’amuse Pascal Froissart, spécialiste des sciences de l’information et de la rumeur à l’université Paris-VIII. Mais là ces termes proviennent du monde
politique et médiatique. On se sent un peu dépassé. » Sur le fond, rien de nouveau depuis le sophiste Protagoras et Platon. La vérité estelle une construction sociale ou existe-t-elle par elle-même ? « Ce n’est pas la fausseté qui est nouvelle, mais la facilité qu’a un président américain de reconnaître qu’il ne faut pas le prendre au pied de la lettre, ce style désinhibé à dire des conneries avec aplomb » , note Pascal Froissart.
En 1954, les membres de la secte Seekers abandonnent biens et familles, car leur leader, la ménagère Dorothy Martin, assure que des aliens l’ont avertie d’un déluge et qu’ils ne sauveront que les « vrais croyants » . Le 21 décembre, après plusieurs heures d’attente, nulle soucoupe volante à l’horizon. Le jour suivant, les fidèles redoublent de prosélytisme. De cet « échec d’une prophétie » le psychosociologue Leon Festinger a tiré la « dissonance cognitive » : en cas de contradiction entre la réalité et la croyance, on s’adapte en déniant la réalité. « Un homme avec des convictions est un homme qui sera difficile à changer. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos. Montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance. Faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne » , souligne Festinger. Dans les années 1960, le psychologue cognitiviste Peter Wason lance le célèbre « biais de confirmation », phénomène qui nous fait privilégier les informations allant dans le sens de notre vision du monde et ignorer celles qui la contredisent. Mais pourquoi
En cas de contradiction entre la réalité et la croyance, on s’adapte en déniant la réalité.
l’évolution a-t-elle pu favoriser tant d’irrationalité chez notre espèce ? En 2011, les chercheurs Hugo Mercier et Dan Sperber ont avancé l’idée que la raison humaine n’a jamais eu pour vocation d’amener à la vérité ou de nous faire prendre de meilleures décisions, mais de nous permettre de convaincre les autres, l’homme étant avant tout un animal social. Cette théorie suscite l’ire de Lee McIntyre, pour qui « l’histoire humaine a démontré que nous sommes capables d’inventer des institutions – comme la science – pour nous permettre de faire le tri dans les préjugés et les pensées irréalistes qui encombrent nos réflexions individuelles » .
Si les croyances sont vieilles comme l’humanité, leur vecteur de diffusion, Internet, est inédit. « Non seulement nous avons des opinions différentes, mais même les faits sont différents » , avertissait Farhad Manjoo, du New York Times, dans son précurseur « True Enough : Learning to Live in a Post-Fact Society » (2008). Avant, on s’écharpait autour des mêmes images du JT de 20 heures. Aujourd’hui, avec la fin des médias de masse et la multiplication de vidéos en ligne, on assiste à une flambée des niches partisanes. La technologie permet à tous les humains de la planète de communiquer, mais en même temps elle encourage leur « vision plus étroite du monde » en les poussant sur les réseaux sociaux à retrouver leurs congénères qui partagent les mêmes opinions. Ainsi s’ouvre l’ère d’un « nouveau tribalisme » .
Portrait-robot. Pour Dan Kahan, professeur à Yale, le problème ne vient pas des savoirs ni de l’intelligence, mais de l’idéologie. « Sur des questions comme le réchauffement climatique ou l’évolution, les gens vont se positionner en fonction de leur opinion politique plutôt que de leurs connaissances scientifiques, nous explique ce spécialiste de la cognition culturelle. La plupart des humains utilisent leur raison pour conforter leur position au sein d’un groupe. C’est un badge de loyauté. » Ainsi, à droite, 75 % des personnes qu’il a testées savent que les émissions de CO2 augmentent les températures, mais seulement 25 % pensent que les humains en sont la cause. De même, à gauche, les sondés vont surestimer les conséq ue n c e s d u ré c h a u f f e ment , estimant par exemple que cela entraînera une hausse des risques de cancer de la peau (non démontré scientifiquement). Vous pensez
que l’éducation suffit à apporter la raison ? Vous avez tort. Les diplômes n’arrangent rien. « Plus les personnes sont intelligentes, plus elles sont aptes à argumenter en faveur de leur position », soupire Dan Kahan.
Le 11 septembre 2001, le vol 175 de la United Airlines s’écrase contre la tour sud du World Trade Center. Les caméras et les appareils photo ne manquent pas pour témoigner de l’attentat. Or la multiplicité des points de vue ne clarifie pas les faits, au contraire. Prétendant « décrypter » les images, chacun sélectionne ce qui l’arrange. Ainsi, les complotistes se repassent en boucle les vidéos de projections de fumée dans les étages du bas ou la « chute quasiment libre » des deux tours… Philippe*, fonctionnaire quinquagénaire qui « aime la vérité » , nous invite à visionner la vidéo de la BBC où la journaliste Jane Standley annonce l’effondrement de la tour WTC 7 alors que celle-ci est encore debout derrière elle. Ce qui est vrai. Pour les partisans d’un complot, voilà une preuve que le script était écrit à l’avance. Alors que, dans la panique du 11 Septembre, l’agence de presse Reuters a simplement produit une information précipitée qui se révélera vraie un peu plus tard. Philippe se définit comme « un sceptique » : « La plupart des gens sont des benêts, des spectateurs qui gobent tout. De l’autre côté, il y a des gens qui utilisent leur tête, sont inquiets, en alerte, conscients des collusions des médias. » Lui récuse le terme « complotiste » ( « une étiquette pour nous faire taire » ) et affirme avoir une vision scientifique des événements. Philippe avance que de Pearl Harbor au golfe du Tonkin les Américains ont toujours su fabriquer de faux motifs pour entrer en guerre, que l’Union européenne est une créature des Etats-Unis ou que Walter Hallstein, l’un des pères de l’Europe, fut « juriste d’Adolf Hitler chargé d’élaborer une “nouvelle Europe” avec Mussolini » [NDLR : chrétien-démocrate, Hallstein n’a jamais été membre du Parti nazi, et en 1938 n’a fait que du droit de contrats dans un groupe de travail avec des Italiens]. D’où tire-t-il ses révélations ? Philippe dit « s’informer sur Internet, dans les archives, la presse étrangère » . Mais on reconnaît aisément les thèses du documentaire conspirationniste « Zeitgeist » ou des conférences virales de François Asselineau. Philippe, qui va d’ailleurs voter pour ce dernier, nous explique que les sondages sont un « instrument de propagande aux mains des puissants. Je fais appel à votre intelligence : est-ce que vous croyez une seule seconde que 25 % des Français veulent de Macron ? Je vous fiche mon billet qu’il ne fera pas plus de 10 % ».
Chercheur en psychologie sociale à l’université de Fribourg, Pascal Wagner-Egger sonde régulièrement ses étudiants. Chaque fois, il est surpris du niveau des croyances qu’il mesure. Ces dernières années, des enquêtes ont affiné le portrait-robot de l’adepte des thèses conspirationnistes : « Ceux qui se méfient des autorités vont plus facilement croire au complot. Ils ont aussi un sentiment d’impuissance politique face à la mondialisation et à l’Europe. On ne sait plus qui décide. Et il y a un sentiment d’insatisfaction dans la vie, avec l’idée qu’on ne peut plus agir sur son existence. »
Retour de bâton. Sur le site Spicee, le journaliste Thomas Huchon a tenté une expérience singulière : produire un documentaire complotiste « démontrant » que le sida est un virus inventé par les Etats-Unis pour contrer la révolution castriste. En trois semaines, sa vidéo a été visionnée 10 000 fois. « Pas une audience délirante, mais pour un parfait inconnu, c’est déjà énorme. » Le retour de bâton a été inévitable. Egalité et Réconciliations, le site d’Alain Soral, a rappelé que Thomas Huchon est le fils de Jean-Paul (ce qui est vrai), avant de montrer une photo de son géniteur assis à Roland-Garros en train de « comploter pour le système » au côté de… Cyril Hanouna ! Depuis, Thomas Huchon montre sa vidéo dans les lycées. « Un quart des gamins y croit, un autre quart n’y croit pas et la moitié est dans une forme de doute. » Et contrairement aux idées reçues, c’est le même ratio partout, d’un lycée à Saint-Denis à un autre de l’Ouest parisien.
Les sectes hiérarchisées et secrètes, comme la Scientologie, qui faisaient la couverture des magazines dans les années 1990, sont passées de mode. Aujourd’hui, les croyances sont plus
« Ceux qui se méfient des autorités vont plus facilement croire au complot. » Pascal Wagner-Egger
horizontales et apparemment démocratiques, mais toujours en vase clos. Walter Quattrociocchi, du laboratoire de sciences sociales computationn elles àLucqu es, a étudié à grande échelle la diffusion de fausses informations ou thèse s conspirationnistes. SurFacebook, les utilisateurs italiens suivant les sources d’information complotistes sont trois fois plus nombreux que ceux qui suivent des sources d’information scientifiques. Ces groupes sont exclusifs, et sans interactions. « Chaque groupe a tendance à exclure tout ce qui n’est pas en cohérence avec sa vision du monde » , écrit Quattrociocchi dans la revue Pour la science. Et quand des personnes de bulles différentes échangent, cela dégénère souvent. Avec Philippe, qui nous fait part de sa conviction que des extraterrestres ont favorisé l’évolution humaine et sont en contact avec les puissants de ce monde ( « mais je n’ai pas de preuves » ), nous nous quittons en bons termes, mais nous sommes tous les deux déçus de ne pas avoir convaincu l’autre.
« Fact-checking ». Que faire pour rétablir les faits et lutter contre les croyances qui biaisent notre raisonnement ? Copiant la presse anglo-saxonne, les journaux français ont été pris par une frénésie de fact-checking. Problème : non seulement le fait d’asséner une vérité du haut de notre autorité de journaliste ne fera pas changer l’opinion de ceux qui sont convaincus du contraire, mais cela ne fait que renforcer leur conviction. La principale cause de cet « effet indésirable » ? Au lieu de s’interroger sur les faits, ces personnes vont par réflexe défensif consacrer plus de temps à réfléchir à des contre-arguments, afin de n’avoir pas à changer de vision du monde ! Pour Thomas Huchon, le fact-checking, plutôt que de faire changer d’avis les convaincus, s’adresse avant tout aux indécis et sert à occuper le terrain sur Google. « Les croyants sont beaucoup plus motivés à faire connaître leurs croyances et sont donc dans une surreprésentation sur Internet. » Dan Kahan, dans une étude récente, a trouvé une note d’espoir : si les diplômes et les connaissances ne font que consolider les arguments et non pas le doute, la curiosité scientifique permet, elle, de s’affranchir des croyances et de réunir des gens de bords politiques différents. Certes, mais comment encourager cette curiosité ? « Il faut présenter des informations de façon originale, pousser l’ouverture d’esprit, promouvoir ça à travers l’éducation », assure le chercheur.
Pour sortir de votre cocon cognitif, on vous conseillerait bien, cher lecteur, de lire des journaux à la ligne éditoriale différente de la nôtre, mais vous n’en ferez rien. « C’est une intention louable, s’amuse Pascal Froissart. Le problème, c’est qu’on peut informer les personnes de tous les messages qu’on voudra ; pour qu’il y ait un changement d’opinion, cela ne passe que par un contact personnel ! » Modifier ses croyances n’est pas facile. Bertrand Maury est né en 1962, un an avant l’assassinat de Kennedy. Après avoir lu « American Tabloid », de James Ellroy, il a écumé les forums conspirationnistes sur l’affaire, « gobant » tout. Mais peu à peu il s’est rendu compte que certaines théories complotistes sont parfaitement délirantes. Aujourd’hui, Bertrand est persuadé qu’il n’y a qu’un coupable, Lee Harvey Oswald. « A un moment, on fait le raisonnement du bon sens : comment tant de gens pourraient-ils être impliqués ? Mais le plus difficile est de comprendre qu’on s’est trompé. » Bertrand décrit magnifiquement le travail qu’il a effectué sur lui-même : « Je me suis mis dans la peau d’un juré plutôt que de quelqu’un cherchant à prouver quelque chose. »
Face à une théorie ou fait perturbant, le vieux rasoir d’Ockham, principe rationaliste stipulant que les hypothèses les plus économes et simples sont les plus vraisemblables, reste d’actualité. Nul besoin ainsi de faire appel à la CIA, à des lézards spatiaux ou même à des médias pour nous manipuler : nous serons toujours les premiers à nous induire en erreur