Le Petit Prince et la pasionaria des Clôtures
La France a donc échappé au pire : Marine Le Pen n’a attiré qu’un petit quart de l’électorat alors qu’elle pouvait espérer franchement mieux. Mais, de grâce, ne nous gobergeons pas sur son score. Si c’est peu, c’est aussi beaucoup.
L’arithmétique ne lui est certes pas favorable, mais, après son échec annoncé du 7 mai, Mme Le Pen pourra continuer à briguer l’Elysée dans cinq ans. Il y a longtemps, l’auteur de ces lignes avait entendu Mitterrand et Chirac proférer la même certitude, à plusieurs années d’intervalle : « Avec un socle de 15 %, on peut être élu président de la République. » Alors, avec 21,4 %…
Le scrutin du 7 mai sera-t-il celui de la dernière chance pour les partisans d’une France européenne ? Les « gens » , comme dit M. Mélenchon, rêvaient d’un grand soir et M. Macron l’a bien compris, qui titrait son dernier livre « Révolution ». Depuis dimanche, il flotte sur la France l’odeur étrange des agonies : ni la gauche ni la droite, ni le PS ni Les Républicains n’étant parvenus à se qualifier pour le second tour de la présidentielle, voilà bien la preuve, si les mots ont un sens, que nous avons quitté le monde d’avant pour entrer dans une nouvelle ère.
Une ère excitante, prometteuse mais dangereuse. Dans nos démocraties, les présidents ont, à peine élus, les pieds dans le ciment qui est bientôt sec. Qu’Emmanuel Macron échoue demain à réaliser les réformes qui s’imposent, et Marine Le Pen aura devant elle, pour 2022, une avenue aussi large que le Prado à Marseille. Surtout si les « archéos » de tout poil empêchent le nouveau président de bouger, fût-ce le petit doigt, comme ils l’ont fait avec François Hollande, bouc émissaire de toutes nos lâchetés collectives.
Si le modèle social français ne marche pas, assurent-ils, c’est parce que nous ne l’avons pas approfondi : plus il échoue, plus il faut le renforcer. De la CGT à la presse bien-pensante en passant par le FN ou les ex-frondeurs du PS, les ultraconservateurs de la droite et de la gauche ne veulent surtout pas sortir la France du chômage structurel de masse qui lui porte la guigne : c’est leur fonds de commerce. Ils plaident tous pour la même vieille politique qui a échoué sous la droite comme sous la gauche, et qui consiste à décréter la croissance en vidant les caisses de l’Etat et en empruntant sur les marchés. Tel était le programme économique de MM. Mélenchon, Hamon, Poutou, Dupont-Aignan, entre autres. Sans oublier Mme Arthaud.
Pas manchote, Mme Le Pen entend bien incarner ce courant-là, hyperprotectionniste et superlaxiste, face à celui, européen, de M. Macron. C’est pourquoi elle a fait des appels du pied aux électeurs de M. Mélenchon, l’autre grand vainqueur de ce premier tour. La stratégie de la candidate du FN : rassembler pour l’« alternance » tous les ennemis de l’Europe, des robots, de l’immigration, du libre-échange, du « libéralisme », ce qui en France fait, hélas, beaucoup de monde.
C’est comme une mer qui monte, mais un homme, fût-il surdoué et béni des dieux, peut-il arrêter une mer qui monte ? Emmanuel Macron n’a pas le droit d’échouer. Depuis Bonaparte, jamais des responsabilités historiques d’une telle ampleur n’étaient échues sur les épaules d’un personnage aussi jeune. Il est aujourd’hui devant un champ de ruines et c’est à lui d’assurer la recomposition d’un théâtre politique en décomposition.
L’affiche du second tour est si caricaturale que la campagne laissera forcément des fractures qui ne s’effaceront pas de sitôt. Ce sera bloc contre bloc. La pasionaria des Clôtures contre le Petit Prince. La France des champs contre celle des centres urbains. Ceux qui ont peur contre ceux qui n’ont pas froid aux yeux. Les pessimistes déclinistes face aux optimistes européens. La tâche du futur président sera, ensuite, de combler le fossé qui est en train de se creuser entre les uns et les autres.
Que nous est-il arrivé ? Pourquoi ne nous aimons-nous plus et prêtons-nous l’oreille aux sornettes des marchands d’illusions ? Les résultats du premier tour sont ceux d’un pays qui ne va pas bien dans sa tête. Ces derniers temps, le monde entier se faisait du mauvais sang pour la France. A juste titre. Rongés par le ressentiment, nous sommes en proie aux affres des populismes d’extrême droite et d’extrême gauche, qui nous repassent les mêmes plats faisandés.
Nous n’avons pas perdu la guerre, mais nous avons perdu la bataille idéologique contre les nostalgiques des frontières, des blockhaus, de la ligne Maginot. La route sera longue, semée d’embûches. Puisse Emmanuel Macron s’inspirer de Marc Bloch, auteur en 1940 d’un livre prophétique, « L’étrange défaite », qui écrivait : « Etre un vrai chef, c’est avant tout peut-être savoir serrer les dents. »