Le Point

Pour John Burdett

- Patrick Besson

Trois auteurs dont je lis les livres dès que je les reçois ou les trouve en librairie : Eric Neuhoff, Patrick Modiano et John Burdett. Le nouveau roman de Burdett, le huitième – chiffre porte-bonheur pour les Chinois dont il est beaucoup question dans « Le joker » (Presses de la Cité, 22 €) – est, comme les sept précédents, un chefd’oeuvre de malice, de finesse, d’inventivit­é, de verve. John a appris à écrire dans Shakespear­e et dans D. H. Lawrence, ce qui le différenci­e de la plupart des auteurs de romans policiers qui ont appris à écrire devant leur écran de télévision, en regardant des séries policières et des téléfilms noirs. « Les auteurs de romans policiers, m’a dit un jour Peter Handke, il y en a trop : il faudrait les tuer. » J’ai ri, pas lui. Peter ne rit pas à ses propres blagues, et quand il rit aux vôtres c’est avec une méfiance enfantine, comme si on était en train de lui voler un jouet. Du reste, plus les années passent, plus Burdett s’écarte du polar pour se rapprocher des fondations de sa culture littéraire : du fantastiqu­e anglais fortement mêlé de romantisme et d’exotisme.

L’inspecteur Sonchai Jitpleeche­ep – nom presque aussi difficile à prononcer que celui du comté où Faulkner, un autre maître de John, situe presque tous ses romans – a, depuis le début de ses aventures dans le 8e district de Bangkok, un problème : son père américain. Nous avons tous un problème avec notre père, c’est le même que celui que nous avons avec notre fils : la ressemblan­ce. Le problème s’aggrave quand on n’a pas connu son père : on ne sait pas à qui on ressemble. « Le joker » lèvera pour Sonchai le voile sur cette énigme abominable. Hamlet aux champignon­s hallucinog­ènes. Il est beaucoup question de drogue dans les romans de John Burdett, car l’auteur a eu 20 ans dans les psychédéli­ques années 1970 et vit en Asie depuis la fin de ses études chaotiques de droit britanniqu­e. Après s’être penché, dans « Le pic du vautour », son précédent thriller, sur le trafic d’organes, l’écrivain anglais explore, via de longues et patientes recherches sur Internet, son arme préférée après le clavier de l’ordinateur, le mystère des êtres génétiquem­ent modifiés, dits aussi augmentés, pour les besoins de l’armée américaine, qui sont, comme on le constate chaque jour sur les deux hémisphère­s, de plus en plus gros.

Burdett est l’écrivain de Bangkok comme Utrillo fut le peintre de Montmartre ou Canaletto, celui de Venise. La ville est à toutes les pages dans son humidité atroce et sa beauté glauque. A l’entrée du texte, l’auteur prévient : « Ce roman était presque terminé avant le coup d’Etat militaire du 22 mai 2014 : il n’a donc pas été possible de tenir compte des nombreux changement­s intervenus en Thaïlande depuis cette date. » Trois ans que le pays des hommes libres vit sous la dictature des généraux sans que ça émeuve outre mesure, en Europe, les fanatiques des droits de l’homme ukrainien, tibétain ou syrien. Ni que ça empêche aucun homme de gauche européen ou américain d’aller en vacances sexuelles à Phuket ou à Pattaya. Le bon moyen, pour un dictateur, d’éviter les ennuis dans les médias et à l’Onu : ouvrir des go-go bars

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John Burdett.

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