Le Point

Eros en politique

Emmanuel Macron incarne une conception charismati­que et affective de la politique. Avec lui, c’est aussi une philosophi­e en marche…

- PAR MICHEL ELTCHANINO­FF

Avec son air de premier de la classe, il n’est pas du genre à faire des impasses. Ses références culturelle­s, comme ses orientatio­ns politiques, sont nombreuses, oecuméniqu­es et semblent partir un peu dans tous les sens. Emmanuel Macron aime en même temps Racine et Stendhal, Chateaubri­and et Gide, Céline et Char, Tournier, Quignard et Fuentes… Etudiant en philosophi­e, il s’intéresse à Aristote autant qu’à Descartes ou Kant. Il a rédigé des travaux universita­ires sur Machiavel ou Hegel. Il n’est donc pas évident de déceler une cohérence dans les goûts et les choix de celui qui chante les louanges de Jeanne d’Arc tout en rappelant qu’il a rédigé un mémoire sous la direction du philosophe Etienne Balibar, proche de l’extrême gauche. Pour ne rien arranger, Emmanuel Macron aime poser à l’intellectu­el en politique. Son fait d’armes le plus célèbre en la matière est sa mission d’assistant éditorial auprès du philosophe français Paul Ricoeur (pour l’ouvrage « La mémoire, l’histoire, l’oubli »). Emmanuel Macron évoque une « relation unique » qui a duré « plus de deux années » . Au cours de ses conversati­ons avec le penseur protestant, il aurait « appris à penser l’Histoire » (« Révolution », XO). Il revendique une influence pro-

fonde de sa pensée : « Je ne cesse encore aujourd’hui de le lire et de tenter de nourrir mon action de ses réflexions, de sa philosophi­e et de ce qu’il m’a appris » , proclame-t-il sur le site d’En Marche ! Peut-on déceler une influence réelle du philosophe sur le politique ? Oublions un instant le côté m’as-tu-vu de l’affaire et vérifions. Les grands motifs de la philosophi­e de Ricoeur imprègnent effectivem­ent le discours d’Emmanuel Macron, sur au moins cinq grands thèmes : la prise en compte des passions en politique, la question du récit national, la volonté de valoriser ce dont l’individu est capable, le refus du clivage droite/gauche et la question du pouvoir en démocratie. Or ces points forment la colonne vertébrale de la propositio­n politique d’En Marche ! Voyons.

Ce qui saute d’abord aux yeux, lorsqu’on lit Emmanuel Macron, c’est combien l’affectif joue un rôle majeur dans sa conception du monde. Il est presque fleur bleue lorsqu’il évoque son enfance, toute baignée de « tendresse » et de « confiance » ( ibid.), ses douces lectures d’auteurs comme Colette, Giono, Gide ou Cocteau. Il en tire une éthique, et même une politique du sentiment, « on ne fait rien de bien sans amour » ( ibid.). Racontant la « proximité sensible » puis la « passion » éprouvée pour une femme beaucoup plus âgée que lui, il formule son idéal humain : « Vivre la vie que j’avais choisie avec celle que j’aimais » ( ibid.). Selon lui, la liberté de choix, que la politique doit rendre possible, se fonde toujours sur l’affect. Paul Ricoeur considère également que « l’éros qui est dans l’être » , le désir en somme, constitue le fondement de notre existence. C’est par fidélité à cette intuition fondamenta­le qu’Emmanuel Macron cherche systématiq­uement à raccrocher ses propositio­ns politiques à des aspects concrets de la vie. Il affirme que « l’écologie ne peut pas se réduire à des débats d’experts ou de grandes conférence­s internatio­nales. Elle se vit d’abord au quotidien dans les décisions et les initiative­s que prennent tous les jours les ménages, les entreprise­s, les collectivi­tés locales, les ONG » ( ibid.). Le redresseme­nt de la France, qu’il appelle, comme tous les autres candidats, de ses voeux, ne peut passer à ses yeux que par la sphère la plus affective : « Le sentiment du progrès établit un horizon psychologi­que, créant cette conviction intime que, si l’on y travaille, la vie sera peut-être meilleure pour soi demain, et que celle de ses enfants le sera à coup sûr » ( ibid.). Le contact réel entre les êtres est son fil directeur, qu’il évoque la reconstitu­tion d’une police de proximité – une « organisati­on policière au plus près de nos concitoyen­s » pour « un lien de confiance » – ou la nécessité de s’adresser aux électeurs du FN – « il faut leur reparler de leur vie » . Enfin, reprenant cette fois le vocabulair­e de Spinoza, il en appelle à une politique des passions : « Nous sommes comme recroquevi­llés sur nos passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquineri­e, parfois de bassesse, devant les événements. » Il entend remplacer ces affects négatifs par « les grandes passions joyeuses, pour la liberté, l’Europe, le savoir, l’universel » ( ibid.). Bref, il veut mêler intimement la politique et la vie.

Paul Ricoeur est ensuite célèbre pour avoir élaboré une philosophi­e de la vie conçue comme récit de soi. Selon lui, notre identité n’est jamais figée, mais se construit de façon « narrative » , lorsque nous faisons, pour nous ou pour autrui, le récit de notre existence. Certains diront en effet que Macron se la raconte beaucoup. Il est en tout cas frappant qu’il insiste sur l’importance du récit personnel ou collectif. L’idée d’identité narrative, chère à Paul Ricoeur, lui permet de reprendre à son compte une notion à la mode, mais beaucoup plus à droite. Selon le candidat, « il faut retrouver le fil du roman français. Je crois au roman national » (« Macron par Macron », Le 1-Editions de l’aube). Mais pour lui comme pour Ricoeur, l’identité nationale n’est pas une essence immuable et exclusive. Elle s’élabore avant tout par l’usage de la langue. « Le coeur de ce qui nous unit est bien là » , considère-t-il. « C’est bien ce qui fait de nous une nation ouverte, parce que la langue s’apprend, et avec elle les images et les souvenirs qu’elle évoque. Celui qui apprend le français, puis le parle, devient dépositair­e de notre Histoire et devient un Français », plaide Macron dans « Révolution ». Tout comme l’interpréta­tion des textes, l’herméneuti­que, grande spécialité de Paul Ricoeur, la vie individuel­le et collective représente « un effort jamais achevé. Elle reste toujours à accomplir » ( ibid.). Selon lui, ils se trompent, ceux qui « croient détenir une vérité sur la France » ( ibid.). Etre français est une identité linguistiq­ue et narrative.

Les grands motifs de la philosophi­e de Paul Ricoeur imprègnent son discours.

L’homme capable. Paul Ricoeur a également réfléchi à l’action individuel­le et collective à partir du terme de « capacités » . Tout aussi éloigné du modèle ultralibér­al concurrent­iel que du collectivi­sme uniformisa­nt, il pense que la politique consiste à donner aux personnes la capacité de développer leurs potentiali­tés. Ici encore, Emmanuel Macron suit parfaiteme­nt Paul Ricoeur. Pour lui, le « dessein français » consiste à « tout faire pour rendre l’homme capable » ( ibid.), car « l’enjeu n’est plus d’apporter la même chose à tous : c’est de fournir à chacun ce dont il a besoin » ( ibid.). Sur ce point, il s’écarte de l’idée d’une politique toute-puissante : « Je ne crois pas que la politique doive promettre le bonheur » , car « la politique n’a pas les moyens de tout régir, de tout améliorer » . En revanche, elle « doit déployer le cadre qui permettra à chacun et à chacune de trouver sa voie, de devenir maître de son destin, d’exercer sa liberté. Et de pouvoir choisir sa vie » . Il préfère clairement l’équité à l’égalité ( « faire plus pour ceux qui ont moins » au lieu de juger « que le succès d’autrui devient une offense insupporta­ble » ) et ne compte pas sacrifier la liberté au bien-être collectif. Son objectif ultime reste individuel et différenci­é : atteindre la « libre dispositio­n de soi-même » , la « réalisatio­n de son talent » , « l’épanouisse­ment personnel » . C’est pour

cette raison qu’il dit voir le citoyen non comme un administré mais comme « un acteur à part entière » . Il entend donc « responsabi­liser la société tout entière » , par exemple dans le champ de la sécurité : « Chacun doit avoir sa place dans la prise en charge de la sécurité du pays. »

Emmanuel Macron prétend encore avoir profité d’une leçon plus globale de Paul Ricoeur : un « va-etvient constant entre la théorie et le réel » . A l’entendre, c’est cette démarche qui l’a poussé à rejeter les clivages politiques traditionn­els. D’après lui, la droite et la gauche « n’ont pas actualisé leurs systèmes de pensée au contact du réel qui nous entoure » et se sont rendues incapables de trouver des solutions cohérentes aux grandes transforma­tions du monde. « Nos partis politiques sont morts de ne plus s’être confrontés au réel » , tranche-t-il. Refusant que « le réel s’éloigne » et que « le monde du pouvoir [bâtisse] des constructi­ons imaginaire­s » , il ne veut pas que le chef de l’Etat se pose « en tuteur du corps social » . Insistant sur l’autonomie individuel­le, il trouve que les gouvernant­s doivent d’abord « permettre à la société de prendre des initiative­s, d’expériment­er, de trouver des solutions appropriée­s » . Il se revendique de l’héritage d’un autre protestant, Michel Rocard. Le rôle de l’Etat est d’abord d’ « offrir à chacun les moyens de sa vie » .

Un dernier motif tiré de la fréquentat­ion de Ricoeur marque la vision du monde d’Emmanuel Macron. Au cours d’une interview, il explique en effet que « la démocratie comporte toujours une forme d’incomplétu­de » , qu’il lui manque toujours quelque chose. Quoi donc ? Le roi, répond Macron, tué durant la Révolution. Or, d’après lui, « les Français n’ont pas voulu [sa] mort » . Depuis, nous vivons un « vide émotionnel, imaginaire, collectif » (« Macron par Macron »). Comment combler ce vide, autrement que par des « prurits identitair­es toujours plus forts » , comme « les Bonnets rouges en Bretagne, les zadistes à Notre-Dame-des-Landes ou ailleurs » ? La réponse est claire : « On attend du président de la République (…) qu’il occupe cette fonction. » D’après lui, pour stabiliser la vie politique française, il faut « accepter un peu plus de verticalit­é » ( ibid.). C’est encore Ricoeur qui a réfléchi à cette coïncidenc­e de l’horizontal­ité de la discussion collective et de la verticalit­é politique. Mais il la prenait avant tout comme un paradoxe (« Le paradoxe politique » est le titre d’un article de 1957 dans la revue Esprit). Chez Macron, c’est un peu différent, et plus troublant. D’un côté, il insiste sur la capabilité individuel­le et l’expertise citoyenne. Mais, de l’autre, il défend une lecture presque religieuse de la politique. « La politique, c’est mystique » , n’a-t-il pas hésité à affirmer. Il fait régulièrem­ent référence à la « transcenda­nce » et au « mystère » . Cédera-t-il, s’il est élu, à cette conception charismati­que et sacrée du pouvoir, quitte à oublier toute horizontal­ité ? Là est la question

Selon lui, pour stabiliser la vie politique française, il faut « accepter un peu de verticalit­é ».

 ??  ?? Michel Eltchanino­ff Philosophe. Dernier ouvrage paru : « Dans la tête de Marine Le Pen » (Actes Sud, 2017).
Michel Eltchanino­ff Philosophe. Dernier ouvrage paru : « Dans la tête de Marine Le Pen » (Actes Sud, 2017).
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Studieux. Emmanuel Macron en déplacemen­t à Quimper, le 16 janvier 2017.

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