Eros en politique
Emmanuel Macron incarne une conception charismatique et affective de la politique. Avec lui, c’est aussi une philosophie en marche…
Avec son air de premier de la classe, il n’est pas du genre à faire des impasses. Ses références culturelles, comme ses orientations politiques, sont nombreuses, oecuméniques et semblent partir un peu dans tous les sens. Emmanuel Macron aime en même temps Racine et Stendhal, Chateaubriand et Gide, Céline et Char, Tournier, Quignard et Fuentes… Etudiant en philosophie, il s’intéresse à Aristote autant qu’à Descartes ou Kant. Il a rédigé des travaux universitaires sur Machiavel ou Hegel. Il n’est donc pas évident de déceler une cohérence dans les goûts et les choix de celui qui chante les louanges de Jeanne d’Arc tout en rappelant qu’il a rédigé un mémoire sous la direction du philosophe Etienne Balibar, proche de l’extrême gauche. Pour ne rien arranger, Emmanuel Macron aime poser à l’intellectuel en politique. Son fait d’armes le plus célèbre en la matière est sa mission d’assistant éditorial auprès du philosophe français Paul Ricoeur (pour l’ouvrage « La mémoire, l’histoire, l’oubli »). Emmanuel Macron évoque une « relation unique » qui a duré « plus de deux années » . Au cours de ses conversations avec le penseur protestant, il aurait « appris à penser l’Histoire » (« Révolution », XO). Il revendique une influence pro-
fonde de sa pensée : « Je ne cesse encore aujourd’hui de le lire et de tenter de nourrir mon action de ses réflexions, de sa philosophie et de ce qu’il m’a appris » , proclame-t-il sur le site d’En Marche ! Peut-on déceler une influence réelle du philosophe sur le politique ? Oublions un instant le côté m’as-tu-vu de l’affaire et vérifions. Les grands motifs de la philosophie de Ricoeur imprègnent effectivement le discours d’Emmanuel Macron, sur au moins cinq grands thèmes : la prise en compte des passions en politique, la question du récit national, la volonté de valoriser ce dont l’individu est capable, le refus du clivage droite/gauche et la question du pouvoir en démocratie. Or ces points forment la colonne vertébrale de la proposition politique d’En Marche ! Voyons.
Ce qui saute d’abord aux yeux, lorsqu’on lit Emmanuel Macron, c’est combien l’affectif joue un rôle majeur dans sa conception du monde. Il est presque fleur bleue lorsqu’il évoque son enfance, toute baignée de « tendresse » et de « confiance » ( ibid.), ses douces lectures d’auteurs comme Colette, Giono, Gide ou Cocteau. Il en tire une éthique, et même une politique du sentiment, « on ne fait rien de bien sans amour » ( ibid.). Racontant la « proximité sensible » puis la « passion » éprouvée pour une femme beaucoup plus âgée que lui, il formule son idéal humain : « Vivre la vie que j’avais choisie avec celle que j’aimais » ( ibid.). Selon lui, la liberté de choix, que la politique doit rendre possible, se fonde toujours sur l’affect. Paul Ricoeur considère également que « l’éros qui est dans l’être » , le désir en somme, constitue le fondement de notre existence. C’est par fidélité à cette intuition fondamentale qu’Emmanuel Macron cherche systématiquement à raccrocher ses propositions politiques à des aspects concrets de la vie. Il affirme que « l’écologie ne peut pas se réduire à des débats d’experts ou de grandes conférences internationales. Elle se vit d’abord au quotidien dans les décisions et les initiatives que prennent tous les jours les ménages, les entreprises, les collectivités locales, les ONG » ( ibid.). Le redressement de la France, qu’il appelle, comme tous les autres candidats, de ses voeux, ne peut passer à ses yeux que par la sphère la plus affective : « Le sentiment du progrès établit un horizon psychologique, créant cette conviction intime que, si l’on y travaille, la vie sera peut-être meilleure pour soi demain, et que celle de ses enfants le sera à coup sûr » ( ibid.). Le contact réel entre les êtres est son fil directeur, qu’il évoque la reconstitution d’une police de proximité – une « organisation policière au plus près de nos concitoyens » pour « un lien de confiance » – ou la nécessité de s’adresser aux électeurs du FN – « il faut leur reparler de leur vie » . Enfin, reprenant cette fois le vocabulaire de Spinoza, il en appelle à une politique des passions : « Nous sommes comme recroquevillés sur nos passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements. » Il entend remplacer ces affects négatifs par « les grandes passions joyeuses, pour la liberté, l’Europe, le savoir, l’universel » ( ibid.). Bref, il veut mêler intimement la politique et la vie.
Paul Ricoeur est ensuite célèbre pour avoir élaboré une philosophie de la vie conçue comme récit de soi. Selon lui, notre identité n’est jamais figée, mais se construit de façon « narrative » , lorsque nous faisons, pour nous ou pour autrui, le récit de notre existence. Certains diront en effet que Macron se la raconte beaucoup. Il est en tout cas frappant qu’il insiste sur l’importance du récit personnel ou collectif. L’idée d’identité narrative, chère à Paul Ricoeur, lui permet de reprendre à son compte une notion à la mode, mais beaucoup plus à droite. Selon le candidat, « il faut retrouver le fil du roman français. Je crois au roman national » (« Macron par Macron », Le 1-Editions de l’aube). Mais pour lui comme pour Ricoeur, l’identité nationale n’est pas une essence immuable et exclusive. Elle s’élabore avant tout par l’usage de la langue. « Le coeur de ce qui nous unit est bien là » , considère-t-il. « C’est bien ce qui fait de nous une nation ouverte, parce que la langue s’apprend, et avec elle les images et les souvenirs qu’elle évoque. Celui qui apprend le français, puis le parle, devient dépositaire de notre Histoire et devient un Français », plaide Macron dans « Révolution ». Tout comme l’interprétation des textes, l’herméneutique, grande spécialité de Paul Ricoeur, la vie individuelle et collective représente « un effort jamais achevé. Elle reste toujours à accomplir » ( ibid.). Selon lui, ils se trompent, ceux qui « croient détenir une vérité sur la France » ( ibid.). Etre français est une identité linguistique et narrative.
Les grands motifs de la philosophie de Paul Ricoeur imprègnent son discours.
L’homme capable. Paul Ricoeur a également réfléchi à l’action individuelle et collective à partir du terme de « capacités » . Tout aussi éloigné du modèle ultralibéral concurrentiel que du collectivisme uniformisant, il pense que la politique consiste à donner aux personnes la capacité de développer leurs potentialités. Ici encore, Emmanuel Macron suit parfaitement Paul Ricoeur. Pour lui, le « dessein français » consiste à « tout faire pour rendre l’homme capable » ( ibid.), car « l’enjeu n’est plus d’apporter la même chose à tous : c’est de fournir à chacun ce dont il a besoin » ( ibid.). Sur ce point, il s’écarte de l’idée d’une politique toute-puissante : « Je ne crois pas que la politique doive promettre le bonheur » , car « la politique n’a pas les moyens de tout régir, de tout améliorer » . En revanche, elle « doit déployer le cadre qui permettra à chacun et à chacune de trouver sa voie, de devenir maître de son destin, d’exercer sa liberté. Et de pouvoir choisir sa vie » . Il préfère clairement l’équité à l’égalité ( « faire plus pour ceux qui ont moins » au lieu de juger « que le succès d’autrui devient une offense insupportable » ) et ne compte pas sacrifier la liberté au bien-être collectif. Son objectif ultime reste individuel et différencié : atteindre la « libre disposition de soi-même » , la « réalisation de son talent » , « l’épanouissement personnel » . C’est pour
cette raison qu’il dit voir le citoyen non comme un administré mais comme « un acteur à part entière » . Il entend donc « responsabiliser la société tout entière » , par exemple dans le champ de la sécurité : « Chacun doit avoir sa place dans la prise en charge de la sécurité du pays. »
Emmanuel Macron prétend encore avoir profité d’une leçon plus globale de Paul Ricoeur : un « va-etvient constant entre la théorie et le réel » . A l’entendre, c’est cette démarche qui l’a poussé à rejeter les clivages politiques traditionnels. D’après lui, la droite et la gauche « n’ont pas actualisé leurs systèmes de pensée au contact du réel qui nous entoure » et se sont rendues incapables de trouver des solutions cohérentes aux grandes transformations du monde. « Nos partis politiques sont morts de ne plus s’être confrontés au réel » , tranche-t-il. Refusant que « le réel s’éloigne » et que « le monde du pouvoir [bâtisse] des constructions imaginaires » , il ne veut pas que le chef de l’Etat se pose « en tuteur du corps social » . Insistant sur l’autonomie individuelle, il trouve que les gouvernants doivent d’abord « permettre à la société de prendre des initiatives, d’expérimenter, de trouver des solutions appropriées » . Il se revendique de l’héritage d’un autre protestant, Michel Rocard. Le rôle de l’Etat est d’abord d’ « offrir à chacun les moyens de sa vie » .
Un dernier motif tiré de la fréquentation de Ricoeur marque la vision du monde d’Emmanuel Macron. Au cours d’une interview, il explique en effet que « la démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude » , qu’il lui manque toujours quelque chose. Quoi donc ? Le roi, répond Macron, tué durant la Révolution. Or, d’après lui, « les Français n’ont pas voulu [sa] mort » . Depuis, nous vivons un « vide émotionnel, imaginaire, collectif » (« Macron par Macron »). Comment combler ce vide, autrement que par des « prurits identitaires toujours plus forts » , comme « les Bonnets rouges en Bretagne, les zadistes à Notre-Dame-des-Landes ou ailleurs » ? La réponse est claire : « On attend du président de la République (…) qu’il occupe cette fonction. » D’après lui, pour stabiliser la vie politique française, il faut « accepter un peu plus de verticalité » ( ibid.). C’est encore Ricoeur qui a réfléchi à cette coïncidence de l’horizontalité de la discussion collective et de la verticalité politique. Mais il la prenait avant tout comme un paradoxe (« Le paradoxe politique » est le titre d’un article de 1957 dans la revue Esprit). Chez Macron, c’est un peu différent, et plus troublant. D’un côté, il insiste sur la capabilité individuelle et l’expertise citoyenne. Mais, de l’autre, il défend une lecture presque religieuse de la politique. « La politique, c’est mystique » , n’a-t-il pas hésité à affirmer. Il fait régulièrement référence à la « transcendance » et au « mystère » . Cédera-t-il, s’il est élu, à cette conception charismatique et sacrée du pouvoir, quitte à oublier toute horizontalité ? Là est la question
Selon lui, pour stabiliser la vie politique française, il faut « accepter un peu de verticalité ».