Ian McEwan : Hamlet contre le populisme
Un foetus apprend que sa mère complote avec le frère de son géniteur pour assassiner ce dernier… « Dans une coque de noix » , parodie shakespearienne, est aussi une fable politique. Du Brexit à la Corée, entretien.
Dans les années 1970, en Angleterre, naquit une génération dorée d’écrivains. Défrayant la scène littéraire par des positions incorrectes politiquement et une satire féroce des moeurs sexuelles et des institutions dominantes, ils s’appelaient Martin Amis, Salman Rushdie, Julian Barnes, Christopher Hitchens (décédé depuis) et Ian McEwan. Ce dernier devait commencer par de très noirs romans gothiques teintés de surréel et d’horreur, qui lui valurent le surnom de « Ian Macabre ». Traitant avec le même humour noir de thèmes comme l’enfance malmenée – « Le jardin de ciment » (1980), « L’enfant volé » (1993), ou récemment « L’intérêt de l’enfant » (2015) – et le couple amoureux – impossible dans « Délire d’amour » (1999), détruit dans « Un bonheur de rencontre » (2001), interdit dans « Sur la plage de Chesil » (2008) –, l’écrivain britannique, grand clinicien des pathologies mentales et sociales de notre temps, revient aujourd’hui, à 68 ans, guère assagi, avec un roman d’une originalité absolue. Bref et profond, brillant et drôle ( « l’art consiste à sans cesse fabriquer un espace où l’on se sente libre » , dit McEwan), « Dans une coque de noix » se situe en Grande-Bretagne en 2016, mais aussi, au fond, au Danemark en 1601. L’intrigue : depuis le ventre de sa mère, une sorte de Hamlet foetus raconte à la première personne du singulier l’histoire du petit meurtre en famille dont son père sera victime. Les personnages ? La Gertrude de Shakespeare est devenue Trudy, alcoolique et adultère mère au foyer de la classe moyenne ; Claudius est customisé en Claude, affairiste mondialisé, amant de la première et frère du second ; et le père de Hamlet est actualisé en John Cairncross, poète élégiaque. Les péripéties ? Hamlet, qui ne parle pas mais n’en pense pas moins, entre un podcast de harangue antipauvreté de Piketty et le monologue d’un trans- genre prosélyte, entend sa mère, pâmée dans les bras du vulgaire bellâtre millionnaire, parler d’empoisonnement et concocter un fatal breuvage avec le smoothie préféré de John. Le dénouement ? Il n’y en a pas : Hamlet procrastine, tentant le suicide par cordon ombilical, puis hésitant non entre être et ne pas être, mais entre sortir, agir, ou rester bien au chaud et assister au meurtre qui se prépare. Sa vengeance sera pour plus tard. Et là, il a le choix : tuer celui qui lui a pris sa mère (névrose), attendre le fantôme de son père en méditant sur un crâne (psychose) ou devenir écrivain en les tuant tous de ridicule (perversion).
« Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix ? » se demandait Charles Trenet. Qu’est-ce qu’on y voit ? Pas grandchose, et c’est pour cela qu’on peut tout imaginer. Les romans, c’est pareil, des coques qu’il faut ouvrir pour découvrir l’infini qui y est enfermé. Ce sont aussi des crimes parfaits dont l’auteur se dissimule entre les pages et le mobile reste insaisissable. Et pourtant : dans le 14e roman de McEwan se déplie aussi une vision du monde. Celle d’un pessimiste qui voudrait ne pas l’être. Nous l’avons rencontré
Le Point : Pourquoi un roman sur Hamlet ? Ian McEwan :
J’en ai eu l’idée en discutant avec ma belle-fille enceinte un jour où j’ai eu le sentiment que le foetus était dans la pièce, vraiment, et qu’il nous écoutait. La première phrase est venue alors. Après coup, je vois qu’il y a deux niveaux de sens dans mon roman. Transposée aujourd’hui, l’histoire familiale – oedipienne, si l’on croit Freud – d’un Hamlet qui, dans le corps de sa mère, supporte mal la proximité à quelques centimètres du pénis du frère de son père, amant de sa mère. Et qui n’a qu’une hâte : sortir de ce triangle incestueux. Mais il y a un autre niveau plus politique, si l’on veut. Ce foetus, c’est la Grande-Bretagne du Brexit en gestation d’inconnu et qui voudrait revenir en arrière pour se protéger du monde.
Hamlet représenterait le peuple britannique hésitant entre « in » et « out », décidant de sortir de l’Europe et le regrettant aussitôt ?
Pas le peuple tout entier. Ceux qui, comme lui, voulant s’enfermer à l’écart des autres dans une coque de noix « pour s’y sentir roi de l’espace infini », se rendent compte du risque d’y faire de mauvais rêves (« Hamlet », acte II, sc. 2). Le repli du Brexit n’est même pas un rêve, c’est « l’ombre d’un rêve », comme dit Guildenstern. Hamlet est un démocrate, c’est-à-dire un bon névrosé, ne pouvant sortir du lien à sa mère pour trouver Ophélie, ne pouvant tuer qu’en se faisant tuer.
« Hamlet est un démocrate, c’est-à-dire un bon névrosé. » « Ce foetus, c’est la GrandeBretagne du Brexit en gestation d’inconnu et qui voudrait revenir en arrière pour se protéger du monde. »
Shakespeare, notre contemporain ?
Hamlet nous parle de notre temps. « The time is out of joint. Oh cursed spite, that ever I was born to set it right » (« Le temps est désarticulé : ô sort maudit qui fait que je suis né pour le réparer ! »).
L’écrivain est-il là pour réparer le temps ? Etesvous un écrivain engagé ?
Engagé dans la politique, non. J’ai signé des choses, a minima. Engagé dans la réflexion et la description du monde autour de moi, oui. La science, la technologie, l’environnement, la biologie, la justice, ce qui a changé depuis Shakespeare et qui nous changera encore.
Hamlet, c’est vous ?
Cliché, mais les clichés recouvrent une part de vrai. Les rapports difficiles avec ma mère et un frère dont j’ai découvert l’existence sur le tard ont pu donner aux scènes leur couleur de folie domestique.
Hamlet est-il l’image de l’homme dans ce monde désaxé ?
Dans le meurtre de son père (où j’ai remplacé le poison dans l’oreille par une substance instillée dans des gants), on peut voir une discrète métaphore de la perte d’autorité légitime dans les sociétés postdémocratiques et son remplacement par l’autoritarisme forcené des leaders populistes. Le populisme est un poison.
Qu’est-ce qui vous préoccupe dans l’actualité ?
Ce qui s’est passé en Turquie, l’avènement d’une dictature par des voies démocratiques. La présence en France de deux populismes représentant au