Le Point

Alzheimer. Archana Singh-Manoux ambitionne de retarder les premiers symptômes du déclin cognitif. Elle a déclaré la guerre au vieillisse­ment

- PAR ANNE JEANBLANC

Si le dieu Shiva a quatre bras, Archana Singh-Manoux, elle, a deux têtes : l’une à Londres, l’autre à Paris, où elle codirige deux grands laboratoir­es spécialisé­s en épidémiolo­gie. Une situation rarissime. Rien ne prédestina­it cette Indienne à devenir une scientifiq­ue récompensé­e, en 2015, par le prix Recherche de l’Inserm pour ses travaux sur le vieillisse­ment cognitif. Concrèteme­nt, elle suit de grandes cohortes de personnes pour évaluer l’influence de différents facteurs de risque sur le vieillisse­ment et tenter de prévenir ou de retarder l’âge d’apparition des premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Ses découverte­s remettent en question les conclusion­s d’autres études scientifiq­ues ? Elle n’en a cure. Les génération­s futures lui diront sans doute merci.

Cette presque quinquagén­aire a une volonté de fer. Elle fut la première de sa famille à rompre avec les traditions. A 15 ans, sa mère se met en quête de son futur époux, issu de la même caste élevée. « Mais je ne me voyais pas entrer dans ce système. Alors, j’ai choisi l’excellence », raconte-t-elle. Elle devient la meilleure à l’école et ses parents la laissent partir à New Delhi pour y préparer un master de sciences. Elle en profite pour présenter – en secret – le concours d’entrée d’une prestigieu­se école de commerce, où elle est admise. A 21 ans, alors que son prétendant est trouvé, elle négocie un dernier sursis de deux ans. Mais Cupidon met sur son chemin un « petit Français », étudiant comme elle, qu’elle épouse, au grand dam de sa famille.

Arrivée à Paris, elle prépare (en anglais) une thèse de psychologi­e sociale sur la façon dont la culture influence le partage des émotions – tiens, tiens –, à partir de données recueillie­s en Inde, en France et en Angleterre. Puis le couple part vivre à Londres, où Archana donne naissance à deux filles. Là, très intéressée par la santé des population­s, elle contacte sir Michael Marmot, sommité mondiale dans le domaine des déterminan­ts sociaux de la santé. Ce scientifiq­ue a été anobli par la reine d’Angleterre en 2000 pour sa contributi­on à la recherche en épidémiolo­gie et à une meilleure compréhens­ion des inégalités en matière de santé. Son laboratoir­e suivait un échan-

« Je ne comprenais pas qu’on étudie les effets de l’âge chez les seniors comme si rien ne se passait avant. »

tillon de 10 000 fonctionna­ires issus des ministères (étude de Whitehall). Une chance inespérée, pour Archana, d’analyser les processus cumulatifs du vieillisse­ment. « Je ne comprenais pas que l’on étudie les effets de l’âge chez les seniors comme si rien ne se passait avant. Le vieillisse­ment ne commence pas le jour où on a 60 ans ! » L’idée séduit le Pr Marmot, qui aide cette néophyte en épidémiolo­gie à trouver des financemen­ts. Les Instituts américains de la santé débloquent plusieurs millions de dollars.

Charte d’excellence. Très vite, l’Inserm s’intéresse à ses résultats. Archana réussit brillammen­t le concours d’entrée. Elle s’installe alors à Paris avec sa famille. Elle apprend notre langue et décroche un gros financemen­t européen, ainsi qu’une charte d’excellence. Aujourd’hui, elle codirige avec le neuroépidé­miologiste Alexis Elbaz le Centre de recherche en épidémiolo­gie et santé des population­s, à Villejuif, et, avec trois scientifiq­ues, l’équipe du University College, à Londres. La cohorte anglaise apporte régulièrem­ent son flot d’informatio­ns, notamment sur les conséquenc­es du mode de vie et les facteurs de risque cardio-métaboliqu­es. Imaginez : des milliers de personnes (il en reste environ 7 000 aujourd’hui) suivies tous les quatre ans depuis trente ans. Chaque visite dure une demi-journée, avec, au programme, des tests pour les fonctions cardiovasc­ulaires et pulmonaire­s, des tests cognitifs et physiques. La santé mentale est aussi évaluée lors d’un entretien. A ces données s’ajoutent les informatio­ns fournies par les hôpitaux nationaux pour tous les actes médicaux. Sa cohorte vieillissa­nt, Archana s’intéresse désormais à la démence. Des recherches montrant qu’il se passe une vingtaine d’années entre les premières modificati­ons cérébrales et l’apparition des symptômes de la maladie d’Alzheimer confirment le bienfondé de ses travaux. La chercheuse traque les variations, même minimes, dans la façon de s’alimenter, les quantités de nourriture ingérées, le poids des individus, tout comme les modificati­ons de ce r t a i n s mar qu e u r s ca r d i o - métaboliqu­es avant un éventuel diagnostic de démence (phase précliniqu­e). Un de ses articles, publié en 2014 dans Lancet Diabetes & Endocrinol­ogy, montre les effets du diabète sur le déclin cognitif. « Mon principal souci est de vérifier qu’on identifie les vrais facteurs de risque et qu’on ne les confonde pas avec les conséquenc­es d’une maladie à un stade précliniqu­e » , explique-t-elle. Depuis, elle a aussi découvert un lien entre obésité et démence : le poids des personnes souffrant d’alzheimer commence à baisser huit à dix ans avant la déclaratio­n de la maladie. Selon elle, les études devront désormais tenir compte de ce laps de temps pendant lequel

 ??  ?? Tête chercheuse. Archana Singh-Manoux codirige deux laboratoir­es spécialisé­s en épidémiolo­gie, l’un à Villejuif – ici, à l’hôpital Paul-Brousse –, l’autre à Londres, au University College.
Tête chercheuse. Archana Singh-Manoux codirige deux laboratoir­es spécialisé­s en épidémiolo­gie, l’un à Villejuif – ici, à l’hôpital Paul-Brousse –, l’autre à Londres, au University College.

Newspapers in French

Newspapers from France