Le Point

Et revoilà Joseph de Maistre… Inspirateu­r. Le théoricien de la contrerévo­lution sort peu à peu du purgatoire où l’« historique­ment correct » l’avait enfermé.

- PAR SAÏD MAHRANE

D’une plume enragée, il affirmait que la Révolution française n’était rien d’autre qu’une « oeuvre satanique ». Les troubles de son époque, il les considérai­t à l’aune de la Providence, du Bien, du Mal… Mais l’Histoire se vit, passe, avant qu’on n’en retienne, comme toujours, ce que les vainqueurs en ont écrit. Et en ce XXIe siècle républicai­n, qui voit renaître maints thuriférai­res de Rousseau et SaintJust, le diable, c’est lui, Joseph de Maistre. Il suffit de prononcer son nom pour qu’aussitôt se lise l’effroi sur le visage de quiconque – c’est-à-dire à peu près tous – glorifie la geste héroïque des sansculott­es. Savoyard, élevé chez les jésuites, le comte de Maistre incarne l’obscuranti­sme, celui d’avant l’antisémiti­sme de Drumont et le nationalis­me intégral de Maurras. Il est l’autre nom de la réaction, de l’extrémisme et de la haine (notamment vis-à-vis des républicai­ns et des protestant­s, adeptes du « rienisme » ). « Un

conservate­ur étriqué ! » disait de lui Sartre. Avec Chateaubri­and, Bonald et Lacordaire, il fut tout bonnement ce que SainteBeuv­e appelait un « antimodern­e » . Sa doctrine : la contre-révolution, soit le retour à l’union mystique du roi et de la nation et le rétablisse­ment de la hiérarchie des ordres qui prévalait avant 1789. Ce grand lecteur de Montesquie­u, qui abominait Voltaire – cet « empoisonne­ur au

front abject » –, considérai­t que la liberté individuel­le ne pouvait suffire à l’homme, lequel ne peut vivre sans verticalit­é ni transcenda­nce. La nature humaine lui paraissait suspecte et peu encline à la vertu. Dès lors, seule une « autorité supérieure » , écrit-il, peut la contenir. A la guillotine il préférait la figure du roi ; celle du bour- reau, aussi, dont la seule présence dans l’espace social assurerait la cohésion suprême : « Otez du monde cet agent incompréhe­nsible ; dans l’instant même, l’ordre fait place au chaos, les trônes s’abîment et la société disparaît. » Professeur au Collège de France et auteur des « Antimodern­es », Antoine Compagnon estime que, « pour Maistre, la Révolution ne fut pas un complot de philosophe­s ou de francs-maçons, elle fut voulue par la Providence, et elle indiqua la volonté de Dieu de punir la France de son impiété » . Biblique dans ses considérat­ions, Maistre, qui émigra à Turin en 1792 puis en Russie, met du temps avant de prendre la mesure du bouleverse­ment en cours en cette fin de XVIIIe siècle. Dès les premiers coups portés à la monarchie, il écrit qu’ « une révolution [est] inévitable » , pointant les « mille abus » qui sont à son origine. Ce n’est qu’en octobre 1789, après l’assaut donné au château de Versailles par des émeutiers venus de Paris, que l’auteur des « Soirées de Saint-Pétersbour­g » se convainc de la dimension tragique de la Révolution ( « Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu et peut-être de tout ce qu’on verra » ). A partir de 1791, la contre-révolution s’impose auprès des courtisans et des princes en exil comme un véritable projet politique, tout autant qu’un courant de pensée inspiré d’Edmund Burke, philosophe britanniqu­e et auteur en 1790 de « Réflexions sur la Révolution en France », qui considérai­t la période comme une « abstractio­n » . Dans un entretien à Philosophi­e magazine, le philosophe allemand Peter Sloterdijk pose le penseur contre-révolution­naire, adepte de la franc-maçonnerie, en théoricien de la tradition : « Ce qu’invente Maistre, c’est surtout une théorie de la tradition. La tradition classique n’avait pas besoin de se théoriser, elle était incarnée dans le corps social. »

Rares sont ceux qui, aujourd’hui, lisent Joseph de Maistre, du moins l’assument, prenant le risque de se voir à leur tour enténébrés, sinon accusés d’être réactionna­ires. Encore plus rares sont ceux qui, comme Poe et Baudelaire, révèlent qu’ils doivent une partie de leur génie au penseur royaliste. Philippe Sollers, lui, ne renie pas ses amours maistrienn­es. Bien au

contraire, il les porte haut, au point d’élever le père de la contre-révolution au rang d’écrivain majeur, fût-il maudit, digne de Pascal, Saint-Simon ou Proust. « Maudit, mais pas à l’ancienne, comme Sade ou d’autres, qui sont désormais sortis de l’enfer pour devenir des classiques de la subversion. Non, maudit de façon plus radicale et définitive, puisqu’on ne voit pas qui pourrait s’en réclamer un seul instant. La droite ou même l’extrême droite ? Pas question, c’est trop aristocrat­ique, trop fort, trop beau, effrayant. La gauche ? La cause est entendue : qu’on lui coupe la tête » , écrit sur son blog l’auteur de « Contre-attaque » (Grasset). En l’occurrence, Sollers se trompe, car il en est un qui ne se contente pas d’avoir lu Maistre, mais qui s’en réclame : Patrick Buisson, historien, journalist­e et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy. Cinq années durant, à l’Elysée, temple de la République, ce fils de camelot du roi a déployé sa pensée faite de catholicis­me social et de nostalgie monarchist­e. Disciple de Raoul Girardet et grand lecteur de Bernanos, Buisson veut croire que nous vivons « la fin du cycle des Lumières » et entrons dans une ère conservatr­ice qui mettra à mal la confiance illimitée dans le progrès et l’extension des libertés.

Naguère, le même homme avait théorisé l’émergence d’un « populisme chrétien » en France, instigateu­r d’une « révolution conservatr­ice » qui se serait illustrée lors des manifestio­ns contre le mariage homo. Politiquem­ent, l’ex-députée FN Marion Maréchal-Le Pen, sans être royaliste, même si elle s’est dite « soûlée par les valeurs de la République » , est celle qui incarne le mieux ce courant de pensée. Le discours cher à Maistre sur l’union sacrée du trône et de l’autel se retrouve également dans certains cercles catholique­s traditiona­listes ou dans des écoles proches de la Fraternité Saint-Pie-X, où les héros de la Révol ut io n s o nt pr é s e nt é s c o mme de s « possédés » . Il existe, en outre, une Revue des études maistrienn­es – « politiquem­ent neutre » –, fondée en 1975, qui a pour ambition d’analyser et de faire vivre les textes du philosophe. « Sensible à la justesse prophétiqu­e de son oeuvre » , l’écrivain Gabriel Matzneff s’insurge contre les démonologu­es qui, « sans l’avoir lu » , font de Maistre un « passéiste frileux » . Il en fait, lui, l’orthodoxe russophile, un gardien de l’âme française, capable d’écrire que « toute dégradatio­n individuel­le ou nationale est surle-champ annoncée par une dégradatio­n rigoureuse et proportion­nelle de la langue ».

A Paris, dans le 18e arrondisse­ment, il existe une école ainsi qu’une rue Josephde-Maistre, et il n’en est point, pour l’heure, du nom de Robespierr­e…

« De tous les monarques, le plus dur, le plus despotique, le plus intolérabl­e, c’est le monarque “peuple”. »

« Etude sur la souveraine­té »

« Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France. »

« Considérat­ions sur la France »

« Le rétablisse­ment de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution. »

« Considérat­ions sur la France »

« Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce que l’on a déjà vu. »

« Les soirées de Saint-Pétersbour­g »

« Mon aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l’horreur. »

Lettre au marquis de Costa de Beauregard

« Un nuage sombre couvre l’avenir, et nul oeil ne peut percer les ténèbres. Cependant, tout annonce que l’ordre des choses établi en France ne peut durer, et que l’invincible nature doit ramener la monarchie. »

« Considérat­ions sur la France »

« L’Histoire est une conspirati­on permanente contre la vérité. »

« Les soirées de Saint-Pétersbour­g »

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Joseph de Maistre.

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