« Détruisez la Vendée ! » : la thèse du génocide
Polémique. Le juriste Jacques Villemain requalifie les massacres au regard du droit actuel.
Le Point : Quelles sont les positions des historiens sur les massacres de Vendée ?
Jacques Villemain : La nature criminelle de ces massacres n’est plus niée par personne (contrairement au XIXe siècle, par exemple sous la plume d’auteurs comme Michelet ou Jaurès). Cependant, certains (Jean-Clément Martin et, d’une manière générale, l’école historienne dite « jacobine ») limitent la qualification de ces massacres à celle de « crimes de guerre ». D’autres historiens (Patrice Gueniffey, par exemple) reconnaissent qu’il s’agit de « crimes contre l’humanité ». La qualification de « génocide » est clairement minoritaire dans la communauté historienne universitaire, mais elle semble en voie d’enracinement. Reynald Secher était le seul à la soutenir il y a trente ans (1986), et aujourd’hui on trouve le mot sous la plume d’auteurs comme Jean-Joël Brégeon (« Nouvelle histoire des guerres de Vendée », Perrin, 2017) ou Michel Chamard (« Les guerres de Vendée pour les nuls », First, 2017) à titre d’hypothèse sérieuse.
Vous rappelez l’importance des trois lois des 19 mars, 1er août et 1er octobre 1793, prises par la République… Quelles sont ces lois ?
La loi du 19 mars met « hors la loi » les rebelles (notamment vendéens, mais il y a des soulèvements aussi en dehors de la Vendée). Le principe est que les révoltés sont privés de toute protection légale et que tous les coups sont permis à leur égard. Ce sera le système de défense de Carrier quand on lui reprochera les atrocités qu’il a commises à Nantes et qu’il répondra que « les brigands de la Vendée (…) étaient hors la loi » et qu’aucune des violences auxquelles il s’est livré ne pouvait être illégale. Cette loi du 19 mars justifie la répudiation de toutes les lois et coutumes de la guerre : on massacre les prisonniers, les blessés dans les hôpitaux, on n’épargne pas les civils. La loi du 1er août va plus loin. Elle peut être résumée par l’anaphore du discours de Barère à la Convention qui en précède le vote : « Détruisez la Vendée ! » On entre dans la logique d’une attaque généralisée et systématique de la population vendéenne, ce qui caractérise le crime contre l’humanité. Elle est réitérée et aggravée par celle du 1er octobre. Enfin, après que les Vendéens ont été militairement défaits à Sa- venay (décembre 1793), les autorités parisiennes valident la tactique de Turreau, qui passera à la postérité sous le nom de « colonnes infernales » : douze colonnes militaires ratissent la région insurgée avec pour ordre de tout incendier et de tuer tous les habitants qu’elles rencontrent (y compris les municipalités républicaines, qui ne seront pas épargnées). Plus aucun motif militaire ou politique ne peut justifier cette violence, car les révoltés sont défaits. Il s’agit désormais de massacrer tous les Vendéens en les visant « comme tels », ce qui est la définition du crime de génocide.
Sur quoi s’appuie la preuve juridique d’une intention génocidaire en Vendée ?
Essentiellement sur la mise en évidence des intentions de la chaîne de commandement : Convention, Comité de salut public, « représentants en mission », hiérarchie militaire. Les lois votées par la Convention le sont en termes très généraux. Mais la correspondance des représentants en mission, qui sont des députés de la Convention investis par elle pour faire appliquer ces lois et cette politique sur le terrain, est bien plus explicite sur les intentions criminelles. Enfin, il y a la mise en oeuvre pratique sur le terrain de ces lois telles que précisées par les instructions du Comité de salut public et des représentants en mission : une loi n’a que le sens qu’on lui donne en pratique. Il suffit de démontrer que ce qui a été fait en Vendée a bien été conforme aux ordres donnés pour démontrer la responsabilité pénale de toute la chaîne de commandement. C’est ainsi qu’ont procédé les tribunaux pénaux internationaux, surtout dans le cas de l’ex-Yougoslavie. Cette analyse de la chaîne de commandement est essentielle s’agissant du crime contre l’humanité et du génocide, qui, en tant que crimes de masse, ne peuvent en pratique être que l’oeuvre d’un collectif.
Si les faits étaient jugés aujourd’hui devant une juridiction pénale, Robespierre serait, écrivez-vous, un criminel de guerre, un criminel contre l’humanité et un génocidaire.
La jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux a élaboré la notion d’« entreprise criminelle commune » (ECC), en particulier pour les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide. Par nature, ces crimes ne peuvent pas être commis par un homme seul. Il faut un minimum d’organisation et d’exécution collective, ce qui rend très difficile le discernement des responsabilités individuelles selon la méthode classique du droit pénal. C’est un développement de ce qui avait été mis en place au tribunal de Nuremberg et dans les tribunaux de dénazification, qui avaient utilisé la notion
d’« organisation criminelle » (la SS, la Gestapo) et considéré que la seule appartenance à ces organisations, dès lors qu’elle relevait d’un acte volontaire, entraînait l’engagement de la responsabilité pénale à l’égard de tous les crimes commis par lesdites organisations. Ici l’entreprise criminelle commune, c’est le « Détruisez la Vendée ! », qui, en droit comme en pratique, veut dire « Détruisez les Vendéens ! ». Le Comité de salut public est un organisme collégial et, par suite, la responsabilité politique et pénale engage tous les membres du comité. Robespierre n’est pas institutionnellement le chef du Comité de salut public, mais il en est la personnalité « prépondérante ». C’est lui qui fait renouveler pendant un an, jusqu’en juillet 1794, les pouvoirs de ce comité par la Convention. Il a, à titre personnel, demandé l’« extermination » des Vendéens en mai 1793 et il soutiendra cette politique à partir de juillet 1793. Il a refusé de faire enquêter et de faire punir les crimes commis en Vendée qui lui étaient dénoncés, comme le prouvent les papiers retrouvés chez lui après sa mort. Qu’on envisage sa responsabilité à ces titres personnels ou au titre de sa responsabilité éminente au sein du Comité de salut public, elle est écrasante. On trouve à appliquer toute la jurisprudence du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, car les Serbes de Bosnie avaient aussi un exécutif collégial et on en a poursuivi autant les membres « prépondérants » (Radovan Karadzic étant dans cette position) que des membres plus falots. Et ils ont été condamnés.
Quels sont les arguments les plus difficiles à récuser chez ceux qui nient la dimension génocidaire ?
Les historiens niant la dimension génocidaire jouent avec l’idée que, dans ce « chaos » de 1793-94, des crimes auraient bien été commis, mais sans l’intention de massacrer toute la population. Pour établir cette intention au-delà du doute raisonnable, il faut entrer dans le détail des ordres qui ont été donnés, souvent par de petits billets griffonnés sur un coin de table. Reynald Secher n’a pas tort de parler d’un « génocide par petits bouts de papier ». C’est à ces « petits bouts de papier », et surtout à la correspondance des représentants en mission avec le Comité de salut public et à la correspondance des militaires sur le terrain, qu’il faut s’attacher pour comprendre ce qu’étaient les intentions des uns et des autres et constater leur cohérence avec les lois générales que vous évoquez plus haut. C’est un travail de fourmi que de démêler cet écheveau, mais on ne peut pas s’en dispenser. Les tribunaux pénaux internationaux n’ont d’ailleurs pas fait autrement dans leur examen des situations du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie. Il apparaît clairement qu’à aucun moment les militaires sur le terrain n’ont fait autre chose que ce que la hiérarchie politique, qui les surveillait de près et n’hésitait pas à les envoyer à la guillotine, leur ordonnait.
En quoi les génocides du temps présent aident-ils à comprendre ceux du passé ?
La définition du génocide donnée par la Convention de l’Onu de 1948 était très générale et surtout inspirée par l’entreprise génocidaire contre les juifs qui venait d’avoir lieu. Les historiens qui nient la nature génocidaire des crimes de la guerre de Vendée soulignent à l’envi les différences entre 1793-94 et 194045, comme si la Shoah était le mètre étalon du génocide. Or ce n’est pas le cas. La Shoah est l’entreprise génocidaire la plus vaste et la plus incontestable que l’Histoire ait connue, mais ce n’est pas la seule : il y en a eu avant (les Arméniens en 1915) et après (Yougoslavie et Rwanda), pour ne parler que de celles juridiquement reconnues. La réalité criminelle est diverse et la loi l’appréhende au fur et à mesure de l’expérience. Si on considère que ce qui s’est passé à Srebrenica ou au Rwanda est bien un génocide – et c’est incontestable puisque ça a été jugé tel par les tribunaux de l’Onu –, il n’y a plus aucun argument qui tienne, même selon la méthode comparatiste chère aux historiens, pour nier que ce qui s’est passé en Vendée en 1793-94 est bien de même nature
« Pour établir cette intention, il faut entrer dans le détail des ordres donnés, souvent par de petits billets. »