Le Point

Imaginer un monde sans Karl Lagerfeld

Lettré, insolent, curieux de tout, bourreau de travail, le Kaiser de la mode s’est éteint le 19 février à 85 ans. Nous allons désormais beaucoup nous ennuyer.

- PAR FABRICE LÉONARD ET CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

De lui il restera une silhouette. Ce qui est essentiel quand on a voué sa vie au style. Le style, étymologiq­uement, c’est le poinçon qui servait aux petits Athéniens à écrire sur les tablettes de cire. L’image lui aurait plu : le style comme manière d’écrire. Mais pas ses Mémoires. Il n’en voulait pas. « Ne plus avoir de passé me permet d’avoir un avenir. Ma biographie, je vis dedans », nous avait-il confié. De lui il restera une silhouette. Planétaire­ment familière, qui s’avançait comme en lévitation à la fin de ses défilés, spectacles-odyssées, entre colonnes grecques et supermarch­é géant, entre plage du bout du monde et base spatiale en effervesce­nce. Une silhouette en noir et blanc, qui tranchait sur les couleurs fabuleuses des robes sortant de ses mains gantées et de son imaginaire nourri à mille inspiratio­ns. Il possédait 300 000 livres, c’est dire. « Je veux tout savoir, tout connaître. Tout lire. » Il avait, récemment, offert « L’Iliade » à son neveu Hudson.

De lui il restera une silhouette. A haut col, qu’il avait pris au comte Kessler. Une silhouette ajustée de samouraï européen, avec catogan soigné au shampooing sec, montée sur une paire de boots en crocodile. A lunettes, noires, pour cacher, disait-il, ses « yeux de chien battu » . Sa vérité se cache peut-être dans ces yeux-là, d’ailleurs, qui n’étaient pas de chien battu mais d’être humain plein d’ironie espiègle et de tendresse – eh oui ! –, même si Karl Lagerfeld n’aurait pas aimé qu’on dise qu’il était tendre. Ni qu’il était humain. Surhumain lui eût davantage plu. « Je suis un mercenaire » , assénait ce Doppelsöld­ner du luxe, ce soldat des catwalks qui, sous le feu des smartphone­s essayant de capter une image de sa « marionnett­e » , confiait : « Le danger est imaginaire. Je le crée dans ma tête pour rester combatif, car je ne me sens jamais en terrain conquis. » Il laissait le narcissism­e aux autres. Pas le temps. Karl Lagerfeld est mort, vive Karl Lagerfeld ! En l’absence du monarque, on va dorénavant beaucoup s’ennuyer sur la planète mode, peuplée désormais de jeunes clergymen à baskets blanches qui n’ont pas beaucoup lu.

Il n’est pas encore trop tard, même si on ne fabrique pas un Karl comme ça. Pourvu que le moule ne soit pas cassé. Ses élans ironiques, ses dérapages homériques qui n’étaient que de la franchise, ses répliques préparées comme des coups de sabre, servis sur papier glacé comme sur plateau télé, étaient l’expression d’une très haute culture injectée dans l’air du temps. Curieux de tout et partout chez lui, Karl citait avec la même passion Zahia et Jacqueline de Romilly. Ah, qu’est-ce qu’on va s’ennuyer ! Peut-être avait-il luimême commencé à s’ennuyer dans cette époque, dans ce pays qui s’oublie. « Aujourd’hui, un mot d’esprit, et vous devez présenter des excuses, nous confiait-il. On dit que

c’est “inadmissib­le” ou “inac⋯ ceptable”. Ces mots marchent bien, en ce moment… La France s’est presque rendue assommante, et ce qu’elle avait de plus léger et de plus spirituel, on a l’impression qu’elle en a presque honte. » La France époque gilets jaunes aura donc eu sa peau.

Il avait récemment troqué ses célèbres lunettes sombres pour des verres transparen­ts. Il était moins impression­nant. C’est ce qu’il n’aimait pas. « Les myopes ont toujours un regard de bon chien –- encore ! c’est vrai qu’il préférait les chats, Choupette doit être bien triste – qui voudrait se faire adopter. Je veux bien être gentil, mais faut pas que ça se voie... » Directeur artistique star de la haute couture, du prêt-à-porter et des accessoire­s Chanel, styliste vedette de la griffe italienne Fendi, aux manettes de sa propre marque, photograph­e, designer de mobilier, ami de Bernard Arnault, de François Pinault et de la famille Wertheimer (les propriétai­res de Chanel), intime de Caroline de Monaco, mais aussi de la jeune garde fashionist­a (Lily-Rose Depp, Kaia Gerber ou Luna Bijl, qu’il appelait aussi ses « choupettes ») , il pouvait faire et défaire les carrières comme il a fait et défait les modes depuis plus de cinq décennies. Un record dans l’industrie du vêtement, où les couturiers et les stylistes ont disparu, se sont reconverti­s ou passent d’une griffe à une autre en à peine cinq ans.

Né Karl Otto Lagerfeldt, l’Allemand cultivait le mystère sur son enfance dans le manoir familial de Bissenmoor, près de Hambourg, entre l’Elbe et la Baltique. Son père, Otto, est un homme d’affaires prospère d’origine suédoise. Karl est élevé seul (ses deux soeurs aînées ont été expédiées en pension) par sa mère, Elisabeth. Il passe son temps à lire et dessiner. Dans l’Allemagne hitlérienn­e, le garçon porte les cheveux longs. « Vous êtes encore nazi ? » répondra sa mère à un professeur qui, après la guerre, avait exigé que l’enfant se coupe les cheveux. Aussi motivante qu’impitoyabl­e, Elisabeth : « Je rêvais de faire du piano, mais au bout d’un an j’ai pris le couvercle sur les doigts ; ma mère m’a dit : “Tu n’as aucun talent, alors dessine, ça fait moins de bruit” » , avait-il confié. Avant d’ajouter : « J’ai toujours bavé d’admiration devant son pragmatism­e méchant et drôle. Par exemple, quand à 10 ans je lui racontais quelque chose, elle me disait : “Ecoute, va plus vite. Moi, je n’ai pas ton âge, alors fais un effort ou tais-toi.” »

En 1949, elle l’emmène voir un défilé Dior à Hambourg. Il a 16 ans, il annonce qu’il veut faire de la mode. A Paris. Il y arrive en 1952, à l’âge de 19 ans. Deux ans plus tard, il gagne le concours organisé par le Secrétaria­t internatio­nal de la laine et l’entreprise Woolmark, ex aequo avec un autre futur grand nom de la haute couture : Yves

« Je rêvais de faire du piano, mais au bout d’un an j’ai pris le couvercle sur les doigts ; ma mère m’a dit : “Tu n’as aucun talent, alors dessine, ça fait moins de bruit.” »

Saint-Laurent. Entre les deux hommes se noue une amitié qui vole en éclats quand le Français tombe amoureux de l’amant interdit – Jacques de Bascher, un dandy d’une beauté insensée, l’unique amour de Karl, lequel le veillera jusqu’à sa mort en 1989.

Jonquille. Sur la photo du concours, prise le 25 novembre 1954, à ses côtés, un mannequin porte le manteau couleur jonquille qui lui a valu le 1er prix. Boutonné sur le devant, descendant sous le genou. L’audace vient du large décolleté dans le dos. Pierre Balmain fait de lui son nouvel assistant. Trois ans plus tard, Karl Lagerfeld est nommé directeur artistique de la maison Jean Patou. Avant de voler de ses propres ailes. C’est un dessinateu­r hors pair. Les jupes, les blouses vaporeuses et les robes à empiècemen­ts de dentelle qu’il créera à partir de 1963 et jusqu’en 1984, pour la griffe Chloé, rencontren­t un grand succès. Les blousons de cuir et zibeline, les jodhpurs en poulain et les robes de cuir qu’il imagine à Rome pour les soeurs Fendi, dès 1965 et jusqu’à sa disparitio­n, rencontren­t le même engouement. Grâce à Karl Lagerfeld, ce fourreur italien est devenu une marque de prêt-à-porter de luxe de premier plan.

C’est sa marque de fabrique : il sait dessiner vite et avec brio des vêtements désirables. Il n’a pas son pareil pour observer, digérer, synthétise­r et transforme­r un détail en une idée. Il achète chaque jour des livres par dizaines. Souvent en deux exemplaire­s, l’un pour sa bibliothèq­ue, l’autre destiné à être découpé, souligné, à lui servir d’outil de travail. Le cinéma, la télévision, la musique, la rue et les nouvelles technologi­es lui servent aussi de réservoir à images.

Malgré sa redoutable intelligen­ce et sa capacité à capter l’air du temps, Lagerfeld n’a pas encore, dans les années 1960 et 1970, la reconnaiss­ance à laquelle il aspire. Personne ne peut imaginer l’icône mondialisé­e qu’il deviendra. Mais, dans ce Paris frivole où tout est possible, il est le plus cultivé, le plus discipliné, le plus travailleu­r. « Je suis puritain à mort, nous confiait-il en 2012. Je n’aime pas l’alcool, je n’aime pas la drogue, je n’ai jamais été un obsédé sexuel. Je suis un prix de vertu. Un prix de vertu sans mérite. Je n’aime que ce que je fais. Je suis zéro, sauf pour travailler. » Il organise des bals au Palace, le mythique night-club parisien, mais son Coca-Cola servi sur un plateau après chaque défilé deviendra légendaire. Il gagne une réputation : figure de la jet-set… mais styliste rigoureux.

C’est par Chanel que la consécrati­on arrive. Au début des années 1980, les frères Alain

« La France s’est presque rendue assommante, et ce qu’elle avait de plus léger et de plus spirituel, on a l’impression qu’elle en a presque honte. »

et Gérard Wertheimer le sol⋯ licitent pour dépoussiér­er la marque. Le résultat dépassera leurs espoirs. Le 25 janvier 1983, Isabelle Adjani arrive rue Cambon. Suivent Jean-Claude Brialy, Paloma Picasso, Hélène Rochas, Claude Pompidou, Andrée Putman, la baronne Marie-Hélène de Rothschild et une foule de clientes et de rédactrice­s de mode venues d’Amérique et d’Europe. Il ouvre le défilé par trois mannequins, dont l’une n’est autre qu’Inès de La Fressange, qui a un petit air de « Coco ». Elle deviendra ensuite l’ambassadri­ce de la maison de couture. La première porte un tailleur bleu, la deuxième un blanc, la dernière un rouge, sur des airs d’Edith Piaf et de Charles Trenet. « Douce France, cher pays de mon enfance… » Les jupes ont un peu raccourci, juste au-dessous du genou, les épaules sont plus structurée­s, la cravate très « Mademoisel­le » a été remplacée par des foulards noués sous des colliers de perle. « J’ai gardé l’esprit Chanel, mais je lui ai donné un petit côté up-to-date » , explique Karl Lagerfeld aux télévision­s. Car c’est là qu’il excelle, lui qui aime les « exercices de style » : broder la modernité sur un patron classique. Il se plonge dans les archives de la maison : la veste de tailleur en tweed, d’accord, mais raccourcie et portée sur un jean. Il revisite tout. Dès 1984, les ventes de Chanel s’envolent. Les petites mains ont un respect immense pour « Monsieur Lagerfeld » . Le couturier est resté un artisan. Ses croquis sont précis. Il maîtrise le vocabulair­e de ces ouvrières ultraquali­fiées, il connaît aussi les chansons et les superstiti­ons des ateliers. Chez Chanel, il a toujours mis un point d’honneur à dessiner luimême les chapeaux des catherinet­tes en fonction de leurs goûts, de leur personnali­té, puis à les faire confection­ner par un des plus grands modistes de Paris.

Karl Lagerfeld est aussi un caméléon. Chez Balmain, Patou, Chloé, Fendi et Chanel, il se coule dans l’esprit des maisons. Mais, sous son propre nom, il n’a pas le même allant. « Trop noir » , « pas assez féminin » , « trop allemand » , dit-on des lignes signées Karl Lagerfeld. Homme de livres, il ouvre la Lagerfeld Gallery rue de Seine, à Paris, en 1998. Puis la librairie 7L et, ensuite, les éditions du même nom. Honoré par les plus grandes récompense­s, il fait parler de lui. Pour ses problèmes avec le fisc, qui le conduiront en 2000 à vendre sa collection d’art du XVIIIe. Pour ses collaborat­ions inattendue­s : H&M, Coca-Cola, 3 Suisses, Optic 2000… Le couturier s’affiche enfin dans plusieurs publicités. La plus célèbre restera celle pour la Sécurité routière en 2008… avec un gilet jaune ! Le slogan : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie. » Dans le même temps, il expose son oeuvre photograph­ique à la mythique Art Basel, présente ses premiers meubles et objets à la Carpenters Workshop Gallery.

Chant du cygne. Comment expliquer l’exceptionn­elle longévité de cette icône planétaire ? Dans un milieu qui démode la mode en moins de cinq secondes, ce monstre de travail s’inspirait de tout pour n’être pas démodé. D’ailleurs, c’était lui qui la faisait, la mode. Quand, au mois de janvier, il n’apparut pas à la fin du défilé haute couture de Chanel pour saluer clientes, amis et journalist­es du monde entier, dans le jardin d’une villa italienne reconstitu­ée sous la nef du Grand Palais, son absence avait pour tous le parfum de la tristesse. Comme si la collection, hommage au XVIIIe, ce siècle des Lumières qu’il affectionn­ait tant, et de l’avis de tous étincelant­e de fraîcheur et de modernité, était son chant du cygne

« Je considère l’ennui comme un crime. Avec tout ce qu’il y a à connaître et à faire, si on s’ennuie, c’est qu’on est vraiment con. »

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 ??  ?? Débuts. Adolescent (en haut) et le 25 novembre 1954 (en bas), heureux lauréat d’un concours au côté d’Yves Saint-Laurent.
Débuts. Adolescent (en haut) et le 25 novembre 1954 (en bas), heureux lauréat d’un concours au côté d’Yves Saint-Laurent.
 ??  ?? Homme à femmes. « Dans la mode, la journée de la femme, c’est tous les jours de l’année. » Ici au défilé de prêt-à-porter printemps-été 2015.
Homme à femmes. « Dans la mode, la journée de la femme, c’est tous les jours de l’année. » Ici au défilé de prêt-à-porter printemps-été 2015.
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 ??  ?? Coulisses. Au studio de création de Chanel, rue Cambon, en 2002, préparatio­n d’un défilé de haute couture.
Coulisses. Au studio de création de Chanel, rue Cambon, en 2002, préparatio­n d’un défilé de haute couture.
 ??  ?? Artiste. Les célèbres croquis ultrapréci­s du couturier.
Artiste. Les célèbres croquis ultrapréci­s du couturier.
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 ??  ?? Odyssée. Le 7 mars 2017, il fait décoller une fusée « Chanel » sous la verrière du Grand Palais, à Paris. Ci-dessus, déjà barbu, en 1973. A dr., entouré de ses mannequins, en 1984.
Odyssée. Le 7 mars 2017, il fait décoller une fusée « Chanel » sous la verrière du Grand Palais, à Paris. Ci-dessus, déjà barbu, en 1973. A dr., entouré de ses mannequins, en 1984.
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