Cinéma (« Les éternels ») : la drôle de Chine de Jia Zhang-ke
Le réalisateur de « Still Life » est aussi député, ce qui ne l’empêche pas de critiquer les dérives de son pays. Il revient avec « Les éternels ».
Tout commence en 2001, à Datong, une ville minière du Shanxi, où deux jeunes gens trompent l’ennui en s’éprenant l’un de l’autre. Qiao (l’extraordinaire Zhao Tao, épouse et muse du cinéaste) aime Bin (Liao Fan), petit chef de clan mafieux prêt à tout pour réussir. « Les éternels », le nouveau film de Jia Zhang-ke, sera-t-il une chronique amoureuse ou un film de gangsters ? Les deux, et plus encore car survient, dans la première heure du film, une péripétie qui fait tout basculer, transformant la discrète Qiao en leader impitoyable et en incarnation inoubliable du destin de tout un pays.
Depuis deux décennies, Jia Zhang-ke raconte la Chine (et en particulier sa région natale du Shanxi) avec une virtuosité impressionnante. Même avec un iPhone XS, comme il le montre dans le court-métrage de six minutes qu’il vient de faire pour Apple et qui a fait le tour du monde. Son don pour le documentaire n’exclut ni la métaphore ni le lyrisme : son film le plus connu, « Still Life » (2006), lion d’or à Venise, faisait ainsi d’une pe- tite ville destinée à être submergée par un barrage le symbole d’une Chine traditionnelle balayée par le capitalisme sauvage. Dans « Les éternels », l’inextinguible soif d’argent et l’absence totale de sens moral permettent de décrire un fonctionnement collectif. Le film commence en 2001 et se finit de nos jours, racontant les années qui ont vu le « mode de vie traditionnel fondé sur une hiérarchie de valeurs qui offrait une feuille de route, bonne ou mauvaise », se dissoudre, et la Chine moderne émerger « dans toute sa folie, à une vitesse fulgurante », laissant les individus déboussolés.
Autant dire que la vision de la société chinoise que donne le film n’est guère flatteuse, et pourtant Jia Zhang-ke – par le passé souvent menacé de censure par le pouvoir – est depuis mai 2018 député de l’Assemblée nationale populaire pour sa province. On a même lu que Xi Jinping compte parmi ses films préférés – entre un Spielberg et un Scorsese – son « Still Life ». Or, malgré cet apparent réchauffement de ses relations avec l’Etat, le cinéaste tient un discours vigoureusement critique sur la Chine actuelle : « Le récit de mafia est un genre profondément chinois en littérature comme au cinéma, souligne-t-il. Mais, en règle générale, les artistes utilisent le milieu pour parler d’une époque lointaine. Moi, je voulais montrer qu’il permettait de commenter tout autant l’époque actuelle, l’obsession de l’argent, l’absence de limites. L’histoire du début de ce nouveau siècle. »
« Surréalisme ». Le macho Bin n’aime rien tant que boire et jouer au mah-jong avec ses comparses, quand il n’emmène pas Qiao en boîte danser sur les Village People… même si son patron l’encourage plutôt à s’essayer à la danse de salon. L’air de rien, Jia Zhang-ke offre un panorama saisissant des divertissements d’une génération de Chinois aujourd’hui quadragénaire. « La société propose des plaisirs très forts, à haute dose », relève le cinéaste. Après « Au-delà des montagnes » (2015), qui commençait en 1999 pour s’achever en 2025, « Les éternels » est le deuxième film de Jia Zhang-ke à couvrir une si longue période et à souligner le « surréalisme » de la société chinoise. « La façon chinoise de se développer défie à tel point la logique que ce mot convient bien, insiste Jia Zhang-ke. Face à cela, chacun est obligé de prendre sur lui et d’intégrer cette évolution de la réalité. Un exemple récent : un maître qui trouvait les élèves de son jardin d’enfants trop bruyants n’a pas hésité à leur faire des piqûres de calmant… » Y a-t-il une chance, alors, pour l’individu de trouver le bonheur ? Après un silence, le cinéaste éclate de rire. « Il y a des choses auxquelles il vaut mieux ne pas s’adapter, ou sinon en sachant garder un minimum de respect pour l’humain », résume-t-il. Pas étonnant qu’il ait choisi, une fois pour toutes, la voie du film noir
■ En salles le 27 février.