Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Christchur­ch : hommage à 50 musulmans suppliciés

- De Bernard-Henri Lévy

Ce sont des images insoutenab­les. On y voit, sur fond de musique folkloriqu­e façon « Orange mécanique », le tueur de Christchur­ch perpétrer le plus grave attentat de l’histoire de la Nouvelle-Zélande.

On y voit, si l’on parvient à surmonter l’effroi, le terroriste s’en aller, revenir, recharger, viser avec une minutie sadique les corps amoncelés, faire d’une mosquée australe, puis d’une autre, un mouroir sans limites et verser sur la moquette émeraude le sang de 50 croyants pris au piège.

Et tout cela, cette tragédie de la lâcheté à l’assaut de la candeur, ces poses abjectes de combattant de jeu vidéo, cette esthétique de caméra subjective pixelisée, on a pu le regarder, comble de l’ignominie, en direct sur un Facebook que l’on a connu plus prompt à censurer le décolleté d’une odalisque ou n’importe quelle image jugée offensante par la pudibonder­ie glacée de son algorithme.

Cinquante morts, donc.

Cinquante vies en vrac et fauchées, de sang-froid, par la même sauvagerie.

Cet enfant de 3 ans.

Ce septuagéna­ire qui s’avance et se sacrifie pour tenter de retarder l’assassin.

Et ce goût de cendres auquel, malgré Toulouse, Charlie Hebdo, le Bataclan, l’Hyper Cacher, Nice, Strasbourg, l’on ne parvient décidément pas à s’habituer.

Car c’est, ce matin, la toute première chose à dire. La stricte égalité de chagrin qu’inspirent ces corps et âmes martyrisés.

L’empathie absolue vis-à-vis de ces morts musulmans, souvent réfugiés ou enfants de réfugiés, qui avaient cru trouver dans ce pays que l’on surnomme « le propre pays de Dieu » un peu du vert paradis de l’innocence enfantine, minérale et sacrée.

La première chose à dire, oui, ce furent les mots justes et beaux de la Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Ardern.

Et la première chose que je veux, moi, ajouter, c’est qu’avec ces mots simples (« Ils sont nous »), avec ce refus instinctif de trier entre les cadavres (étrangers et citoyens… citoyens de fraîche ou de longue date…) et d’arracher à ces visages la forme qu’ils portaient tous de l’entière humaine condition, avec son propre visage de pietà bouleversé­e annonçant que les armes qui venaient de tuer étaient, à dater de cette minute, bannies de son pays, la Première ministre s’est hissée, en un instant, au rang de leader moral du monde libre que Donald Trump – en refusant, une fois de plus, de condamner l’idéologie du suprémacis­me blanc – venait de lui abandonner.

Il sera temps, le deuil passé, de s’interroger sur le court-circuit opéré par l’événement dans les réseaux de significat­ions qui ourdissent notre époque.

Il sera temps de s’interroger sur ce grand pays, le nôtre, dont les cimetières militaires où tombèrent ensemble, dans la crasse et le sang, poilus et tirailleur­s sénégalais, auraient été (si l’on en croit le testament politique du tueur, si l’on a le courage de lire jusqu’au bout cette bouillie verbale intitulée « Le grand remplaceme­nt » et où il reprend à son compte les plus noirs fantasmes nazis rhabillés par une écologie de bazar et des théories fumeuses sur les croisades, la Chine ou la modernité des jeux vidéo) le lieu de sa prise de conscience.

Il faudra s’interroger, en d’autres termes, sur la responsabi­lité intellectu­elle et morale (toujours difficile à établir, bien sûr… à manier avec d’infinies précaution­s…) de ceux de nos femmes et hommes politiques qui, passés de Camus à camus, de « La peste » au choléra raciste, ou du grand parti des républicai­ns au mal nommé camp des saints, ont soufflé sur les braises de la haine et inversé, si l’on ose dire, la balance commercial­e des idées de la France : hier exportatri­ce nette de droits de l’homme, d’audace voltairien­ne, de sérieux sartrien et d’une idée ravageuse de la liberté qui enflammait l’Europe et le monde, serait-elle devenue créditrice de ce « grand remplaceme­nt » que l’on persiste à nous présenter comme une « théorie » alors qu’il n’est rien d’autre qu’un ramassis d’élucubrati­ons de fins de banquets OAS, une paranoïa raciste, un protocole des Sages de Sion bas de gamme ? qu’en disent telle héritière de Vichy et des guerres coloniales ? tel vicomte qui, pour être de Vendée, se veut Charles Martel sur sa monture ? tel autre affichant sa volonté de « briser le tabou » et, pour remettre la France « debout », de stopper l’« invasion migratoire » ? qu’en disent ces faux-monnayeurs qui reçoivent les valises de haine qu’on leur apporte et, à la façon des cabinets d’avocats panaméens avec l’argent sale, les blanchisse­nt, les recyclent et les remettent en circulatio­n dans la conversati­on nationale ?

Mais, pour l’heure, le deuil.

Le chagrin, la pitié, le recueillem­ent.

Et puis ce constat que la Nouvelle-Zélande était un pays paisible qui compte moins de 1 % de musulmans, et que cette bizarre idée d’une « poussée d’Archimède » démographi­que selon laquelle le degré de violence raciste serait proportion­nel à la population d’étrangers installés vient d’y trouver sa limite.

Elle est mensongère sous tous les tropiques.

Mais elle est particuliè­rement absurde en Australie, patrie de l’assassin, et en Nouvelle-Zélande, terre de son forfait.

Puisse le massacre de Christchur­ch servir à démentir, donc, cet éternel blanc-seing conféré au racisme et au populisme : la démographi­e ne fait pas l’idéologie ; il arrive à cette sorte de haine d’être sans cause ni ressorts ; et être tolérant et civil, ou xénophobe et haineux, demeure le choix de chacun et, donc, celui des peuples

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