Evasion : Six Senses, l’éloge du luxe écolo
Chantre de la « robinsonnade chic » dès les années 1990, la marque se développe à un rythme effréné. Au risque de perdre sa singularité ?
La côte s’est effacée dans les brumes. Seuls les contours d’une petite île surnagent dans l’alignement de la proue. Nous sommes dans le sud du Cambodge, en partance pour l’hôtel Krabey Island, dernier-né du groupe Six Senses. Le directeur de l’établissement attend le chaland sur la jetée. Teint hâlé, chemise en lin, mocassins de cuir, il connaît le prénom de chacun d’entre nous. Derrière la frondaison des acacias, on devine de spacieuses villas. Si l’île privée se tient loin des cités fiévreuses, elle ne sacrifie rien au confort : un cinéma en plein air ; deux restaurants ; un spa de 2 000 mètres carrés offrant un « dépistage électronique du stress » ; et quarante villas dotées d’une terrasse, d’une piscine à débordement et d’un téléviseur à écran plat. Les chambres sont commandées par une tablette qui gère les luminaires, la climatisation et le room service. Quant aux lits, fabriqués au Royaume-Uni, ils sont assortis d’un « détecteur de sommeil » permettant d’optimiser ses nuits via une application recommandée par les astronautes de la Nasa.
Cette débauche technologique signe-t-elle la fin de la philosophie originelle de Six Senses, résumée par la devise « No news, no shoes » (pas de nouvelles, pas de chaussures) ? Krabey Island semble en effet aux antipodes du premier établissement de la marque, créé au milieu des années 1990 sur une île privée des Maldives sous le nom de Soneva Fushi: les marches de l’hôtel étaient faites d’anciennes traverses de chemin de fer ; des poteaux télégraphiques servaient de pilotis ; quant aux hôtes, invités à se débarrasser de leurs chaussures, ils se déplaçaient sur de vieux vélos. En contrepoint de ces notes rustiques, un majordome privé – nommé « Mister Friday », en référence au Vendredi de « Robinson Crusoé » – leur apportait tous les services d’un 5-étoiles. « Le nouveau luxe passe par le respect de l’écologie et de la santé », prophétisaient ses fondateurs, Sonu Shivdasani et sa femme, Eva. Ils avaient compris avant tout le monde que les citadins préféraient les petites salades du jardin et les douches extérieures au caviar et aux robinets en or. « Sonu Shivdasani est un visionnaire, confirme aujourd’hui Paul Kennes, voyagiste suisse spécialisé dans les voyages de luxe. Il est le premier à avoir lancé le tourisme écolo-chic, destiné à une clientèle aisée, mais pas blingbling. »
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Cette conception avant-gardiste est assortie d’une note romantique. C’est en effet au Grand Prix de Monaco que Sonu, jeune Anglo-Indien passé par Eton et Oxford, rencontre sa future épouse, Eva, mannequin suédois et militante écologiste. Après avoir passé leur lune de miel dans les plus beaux palaces du monde, ils s’installent aux Maldives, où ils créent l’hôtel de leurs rêves, le fameux Soneva Fushi. Trois mois après l’ouverture, le lieu affiche déjà complet. Le couple impose une taxe carbone, soigne les prestations du spa, installe un restaurant dans un arbre et organise des vols privés pour les stars en quête de confidentialité: Madonna, Paul McCartney ou encore Beyoncé. Une nouvelle gamme plus accessible, Evason, est bientôt lancée en Thaïlande et au Vietnam. Les établissements bénéficient tous d’un spa d’exception, baptisé Six Senses. Au début des années 2000, le couple est sollicité pour assurer la conception et la gestion d’un hôtel en Thaïlande. Le projet donne naissance à l’Evason Hideaway Samui. La même formule – qui sera ensuite déclinée sous la marque Six Senses – est développée au Vietnam, à Oman, en Jordanie ou encore aux Maldives. Les refuges slow life prennent peu à peu la forme d’un empire.
En 2012, le groupe Soneva possède ou gère plus de 40 adresses à travers le monde. L’hôtelier visionnaire souhaite reprendre ses activités en main, selon le principe « un propriétaire, un gestionnaire, une marque ». Le couple décide de vendre les chaînes Evason et Six Senses à un fonds d’investissement américain, Pegasus Capital Advisor. Sur la quarantaine d’hôtels cédés, Sonu et Eva Shivdasani n’en conservent que deux : le Soneva Fushi, aux Maldives, et le Soneva Kiri, en Thaïlande. Un Anglo-Américain venu de la chaîne Four Seasons, Neil Jacobs, prend les rênes de Six Senses. « Notre but était de rendre la marque globale et de mettre l’accent sur le confort, explique-t-il. On parlait beaucoup de barefoot luxury [le luxe pieds nus], mais rien n’avait changé depuis quinze ans. La robinsonnade était devenue trop rustique ! » Un diagnostic partagé par plusieurs agences de voyages. « Pour le prix d’un 5-étoiles, se souvient un tour-opérateur de luxe français, l’offre des Soneva se résumait presque à une table en bois recyclé, un jus naturel et une taxe carbone… » L’« écolo-chic » tutoyait peu à peu le « roots-cher ».
Sous l’impulsion du fonds d’investissement, Six Senses se rapproche des standards classiques du luxe, sans pour autant passer le gué. Un établissement comptant plus d’une centaine de villas ouvre ainsi ses portes au milieu d’une oliveraie sauvage en Turquie ; un autre investit une quinta du XIXe siècle dans la vallée du Douro, au Portugal. La marque va jusqu’à rompre son lien exclusif avec la nature pour se « verticaliser », inaugurant deux adresses au coeur de Singapour. « Le contexte
peut changer tant que nous restons fidèles à nos valeurs, assure Neil Jacobs. Nous continuons à faire la part belle au bien-être et au développement durable. » Un gardien de la tradition veille en réalité sur les transformations de l’enseigne, un associé présent dès la création du Soneva Fushi : Bernhard Bohnenberger, alias « BB », citoyen allemand diplômé de l’Ecole hôtelière de Lausanne, est le troisième homme. Avec les époux Shivdasani, il a jeté les fondements du luxe écologique. « Sonu et Eva étaient plus glamour que moi, confie-t-il sans fausse modestie. Je n’avais pas vraiment ma place sur la photo… »
Aujourd’hui président du groupe, « BB » permet à la marque d’évoluer sans renoncer à ses premières aspirations. D’abord la touche loufoque, apportée par l’arrivée en parapente au Zighy Bay d’Oman ou le poulailler du Yao Noi en Thaïlande, qui approvisionne directement les hôtes en oeufs. La qualité des spas, ensuite, qui ne s’est jamais démentie, à tel point que les principes de bien-être se sont étendus à l’ensemble de l’expérience hôtelière. L’engagement écologique, enfin : des jardins biologiques au recyclage des déchets en passant par la sensibilisation à l’environnement des communautés locales, Six Senses continue d’afficher le développement durable comme sa grande priorité. Souvent au prix de quelques contradictions: comment réduire son empreinte carbone quand on propose des villas de 500 mètres carrés aux Seychelles, des transferts en jet privé au Cambodge et des expéditions en hélicoptère au Portugal ?
Il en faudrait davantage pour tempérer l’appétit des grands groupes. La preuve ? Le fonds d’investissement américain Pegasus vient de céder Six Senses – 16 hôtels et 31 spas – à InterContinental Hotels Group ! Dans leur course à la globalisation, les géants du luxe sont à la recherche de perles hôtelières : Hyatt a récemment acquis la maison mère du portefeuille Alila ; quant au groupe LVMH, il s’est offert les prestigieux établissements Belmond. C’est donc une nouvelle ère qui s’ouvre pour la marque, née dans le secret des solitudes tropicales. Au cours des prochains mois, la cadence des ouvertures va s’accélérer : cinq lodges au Bhoutan, un fort du XIVe siècle au Rajasthan, 60 suites dans le désert de Néguev, en Israël, un duo de tours dans le quartier West Chelsea de Manhattan et le long de la High Line. D’autres projets sont en cours en Autriche, au Brésil, en Espagne ou encore à Taïwan. Vous avez dit slow life ?
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