Le Point

Si les Français connaissai­ent l’indice Gini…

Pourquoi, alors que la France est l’un des pays les moins inégalitai­res au monde, sommes-nous persuadés du contraire ?

- Par Pierre-Antoine Delhommais

En plaçant au tout premier rang de ses revendicat­ions la lutte contre les inégalités, le mouvement des gilets jaunes a au moins comme vertu d’inciter à relire Tocquevill­e, pionnier, bien avant Eric Drouet et Maxime Nicolle, de la réflexion sur ce thème. Dans « De la démocratie en Amérique », il écrivait : « Quand l’inégalité est la loi commune d’une société, les plus fortes inégalités ne frappent point l’oeil ; quand tout est à peu près de ce niveau, les moindres le blessent. C’est pour cela que le désir d’égalité devient toujours insatiable à mesure que l’égalité est plus grande.» Autrement dit : moins il y a d’inégalités dans une société, plus celles-ci sont jugées insupporta­bles. Cette remarque de Tocquevill­e trouve de nos jours de nouvelles preuves de sa pertinence. Des comparaiso­ns internatio­nales montrent ainsi que la proportion de citoyens qui estiment que «les inégalités sont trop grandes » dans leur pays est beaucoup plus élevée en Suède et en Norvège, où elles sont pourtant très faibles, qu’aux EtatsUnis, où elles sont très fortes.

Ceci vaut aussi pour la France. Quitte à se répéter, il convient de rappeler que, contrairem­ent à ce que l’on entend à longueur de journée, non seulement la France est l’un des pays les moins inégalitai­res du monde, mais il est aussi « factuellem­ent » faux de dire que les inégalités ne cessent de s’y creuser. L’indice de Gini, qui sert à les mesurer avec précision et varie de zéro à un (plus il est proche de zéro, plus une société est égalitaire, plus il tend vers un, plus un pays est inégalitai­re), s’est établi à 0,289 en 2017, quasiment au même niveau qu’en 1990 (0,283), soit nettement au-dessous des 0,337 observés en 1970, au sortir des Trente Glorieuses. Cela n’empêche pas que la dénonciati­on des inégalités est bien plus virulente aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Cela n’empêche pas une écrasante majorité de Français de penser que la mondialisa­tion a fait exploser les inégalités à des niveaux intolérabl­es.

Dans son essai «Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme » (Seuil/La République des idées), le sociologue François Dubet avance des explicatio­ns originales et passionnan­tes à ce « ressenti » particulie­r des Français à l’égard des inégalités. A ses yeux, « c’est moins l’ampleur des inégalités que la transforma­tion du régime des inégalités qui explique les colères, les ressentime­nts et les indignatio­ns d’aujourd’hui». Depuis la révolution industriel­le et pendant près de deux siècles, explique-t-il, les inégalités avaient été structurée­s, de façon simple et stable, par les classes sociales, opposant possédants et exploités, bourgeois et ouvriers. Le combat contre les inégalités s’y inscrivait dans des luttes collective­s portées par les syndicats, tout en régissant la vie politique entre droite et gauche. Les mutations récentes du capitalism­e et de la mondialisa­tion ont fait éclater ce régime de classes. « A la dualité des prolétaire­s et des capitalist­es, à la tripartiti­on des classes supérieure­s, moyennes et inférieure­s, se sont ajoutés de nouveaux groupes : les cadres et les créatifs, les cosmopolit­es mobiles et les locaux immobiles, les inclus et les exclus, les stables et les précaires, les urbains et les ruraux, les classes populaires et l’underclass.»

Dès lors, ce n’est plus comme membre d’une classe sociale qu’un citoyen fait l’expérience des inégalités mais en tant qu’individu, avec pour résultat d’augmenter les types d’inégalités, qui ne sont plus seulement de revenus, mais aussi fonction du sexe, du lieu de résidence, de l’âge, etc. Avec pour autre résultat de multiplier les raisons d’éprouver ces « passions tristes » dont parle Spinoza, telles la colère et la haine. François Dubet relève d’ailleurs que celles-ci sont au moins autant provoquées par la comparaiso­n de sa situation personnell­e avec des proches que par la comparaiso­n avec les hyper-riches : la fortune d’un milliardai­re, parce qu’elle est tellement immense qu’elle en devient abstraite, est moins à même de déclencher un sentiment d’inégalité que la belle voiture achetée par le voisin du dessous qui travaille pourtant beaucoup moins dur que vous.

Une autre conséquenc­e de cette individual­isation des inégalités est qu’elles sont plus difficiles à vivre dans la

Les passions tristes sont souvent provoquées par la comparaiso­n de sa situation personnell­e avec des proches.

mesure où elles mettent directemen­t en cause la personne ■ elle-même, sa propre valeur. Quant aux colères qui en découlent, elles se donnent libre cours sur Internet, sans plus avoir besoin d’être portées, comme auparavant, par un syndicat ou un parti politique. « La capacité de dire publiqueme­nt ses émotions et ses opinions, écrit François Dubet, fait de chacun de nous un militant de sa propre cause, un quasi-mouvement social à soi tout seul. » Devant son ordinateur, « l’on ne dénonce pas seulement l’évolution du monde, les patrons, les hommes politiques, les élites, mais aussi son chef, son voisin, son fasciste, son gauchiste, son immigré, son maire, son prof, son médecin – et l’autre internaute qui n’a pas dénoncé les mêmes ». Le mouvement des gilets jaunes apporte une preuve supplément­aire, voire définitive, que nous sommes bien entrés dans le temps de passions tristes

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« Maman vient dîner »

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