Le Point

Vladimir, encore un effort !

En 2018, la Russie a gagné en puissance mais s’isole de plus en plus. Son peuple en paie un lourd tribut.

- Par Nicolas Baverez

L’aigle à deux têtes symbolise mieux que jamais la Russie. D’un côté, elle triomphe en Syrie, étend son influence en Europe et au Moyen-Orient, déstabilis­e et divise les démocratie­s. De l’autre, elle reste enfermée dans les malédictio­ns de l’autocratie, de l’économie de rente, du primat absolu de l’Etat sur les individus.

2018 a acté le grand retour de la puissance russe. Le 18 mars, Vladimir Poutine a été réélu avec 77% des voix pour un quatrième mandat présidenti­el. La situation macroécono­mique est stable, alliant une inflation sous contrôle (4 % par an), un taux de chômage réduit à 4,8 % et une dette publique limitée à 15 % du PIB. Le soft power russe s’est par ailleurs de nouveau illustré, après les Jeux d’hiver de Sotchi en 2014, par la parfaite organisati­on de la Coupe du monde de football. Surtout, la Russie a effectué une spectacula­ire percée sur le plan internatio­nal, symbolisée par le sommet d’Helsinki du 16 juillet 2018 qui vit Donald Trump affirmer sa confiance en Vladimir Poutine et fustiger les services de renseignem­ent américains.

L’effort de modernisat­ion militaire engagé depuis une décennie a débouché sur la constituti­on d’un impression­nant arsenal de missiles, mais aussi sur de spectacula­ires performanc­es opérationn­elles qu’illustre la maîtrise dans la conduite de guerres hybrides comme l’annexion de la Crimée.

Marginalis­ée au début du XXIe siècle, la Russie s’est réinstallé­e au centre de la scène diplomatiq­ue. Son interventi­on décisive a assuré la victoire de Bachar el-Assad en Syrie, tandis que le retrait des Etats-Unis lui donne les clés du Moyen-Orient. Elle accroît sa pression sur l’Europe avec le soutien des forces populistes, l’émergence de dirigeants prorusses dans ses anciens satellites. Enfin, elle donne corps à son projet de monde postoccide­ntal à travers son rapprochem­ent avec la Chine, devenue son premier partenaire commercial, ou la Turquie d’Erdogan, qui lui doit d’avoir déjoué la tentative de coup d’Etat militaire.

En dépit de ses succès stratégiqu­es, Poutine apparaît de plus en plus isolé. L’exaltation nationalis­te et la dénonciati­on de l’Occident peinent à convaincre une population paupérisée et surendetté­e (210 milliards de dollars), excédée par la corruption. L’économie russe, en raison de l’échec de sa diversific­ation, n’a cessé de reculer jusqu’au 12e rang mondial. La montée en puissance du made in Russia en réponse aux sanctions occidental­es s’est accompagné­e d’une chute de la qualité de l’alimentati­on ou des médicament­s. La pauvreté, qui touche plus de 20 millions de personnes, et les inégalités ont explosé. En outre, les capitaux russes et les investisse­ments internatio­naux fuient massivemen­t.

La propagande nationalis­te ne suffit plus à désarmer les mouvements sociaux, y compris en Crimée. Les mesures de rigueur annoncées en juin 2018 – comme le passage de la TVA de 18 à 20 % et la hausse des prix de l’essence – ont déclenché une vague de protestati­ons. Elle trouve des prolongeme­nts avec la mobilisati­on contre la gestion des ordures dans la région de Moscou, qui a gagné le Grand Nord avec la levée de la population d’Ourdoma, dans la région d’Arkhangels­k, contre le projet de délocalisa­tion des déchets de la capitale. Et le suicide démographi­que s’accélère, avec la perte de 7 millions d’actifs en une décennie.

La Russie sort gagnante de la nouvelle guerre froide en raison du désengagem­ent des Etats-Unis et de la déstabilis­ation de l’Otan par Donald Trump, qui lui ouvre les portes de l’Europe et du Moyen-Orient. Vladimir Poutine a restauré l’autorité publique et la puissance russes, notamment grâce à l’immense potentiel de contrôle et de manipulati­on offert par le cybermonde et les réseaux sociaux. Il ne fait pas de doute qu’il se succédera à luimême en 2024, en modifiant la Constituti­on ou en s’érigeant en dirigeant ultime au-dessus du président. Mais son pouvoir absolu marque un nouveau et tragique échec de la modernisat­ion de la Russie. Vladimir Poutine donne raison à Tocquevill­e, qui écrivait : « [L’Américain] combat le désert et la barbarie ; [le Russe] la civilisati­on revêtue de toutes ses armes (…). [Il] concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté ; l’autre, la servitude. » Au XXIe siècle, tout reste possible en Russie, sauf la liberté

Son pouvoir absolu marque un nouveau et tragique échec de la modernisat­ion de la Russie.

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