Le Point

La malédictio­n de l’ISF

Emmanuel Macron se dit prêt à « conditionn­er » la réforme de cet impôt, véritable totem de la fiscalité française.

- PAR MARC VIGNAUD

Emmanuel Macron cédera-t-il ? Le président jupitérien sera-t-il contraint, à l’issue de ce grand débat qu’il a lui-même voulu, d’entendre la revendicat­ion portée par de nombreux Français de rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ? De se déjuger, lui qui avait fait de sa transforma­tion en impôt sur la seule fortune immobilièr­e une promesse de campagne ? Même sa majorité pléthoriqu­e est rongée par le doute, elle qui avait voté la mesure comme un seul homme, à l’automne 2017. C’est qu’on ne se débarrasse pas si facilement, en France, pays épris d’égalité, d’un impôt aussi emblématiq­ue. Jacques Chirac l’a appris à ses dépens, qui l’a supprimé en 1987. Après lui, la droite n’a plus jamais osé proposer de se débarrasse­r de l’ISF.

Mitterrand invente l’IGF

Ce roman typiquemen­t français commence au milieu des années 1970. L’idée d’un impôt annuel sur le patrimoine, que Joseph Caillaux, ministre des Finances, avait tenté d’imposer en même temps que l’impôt progressif sur le revenu dès 1914, refait surface dans un contexte économique marqué par le premier choc pétrolier. Le déficit public apparaît, et pour longtemps : 1974 sera le dernier budget en excédent de la Ve République. Le débat porte alors sur la meilleure façon d’imposer le capital. Devenu président, Giscard opte pour la taxation des plus-values, mobilières et immobilièr­es, en 1976. Sans pour autant clore le sujet. « Aux législativ­es de 1978, la pression médiatique et celle de l’opinion publique étaient telles que la bande des quatre, c’est-à-dire les quatre grands partis – communiste, socialiste, giscardien et gaulliste –, avait un projet d’impôt sur la fortune. Il y avait une espèce de consensus, même si, évidemment, l’impôt proposé par les gaullistes n’avait pas du tout le même barème que celui des communiste­s», se souvient Michel Taly, avocat fiscaliste et ancien directeur de la législatio­n fiscale à Bercy, passé par les cabinets de gauche. Il faut dire qu’à l’époque plusieurs pays d’Europe, comme l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suède, avaient mis en place un prélèvemen­t annuel sur la fortune. Contre toute attente, la majorité sortante UDF-RPR l’emporte aux législativ­es malgré une croissance atone, une forte inflation et la montée du chômage. A Matignon, que fait Raymond Barre pour enterrer cette idée ? Il commande un rapport. Les experts sollicités ont tôt fait de l’écarter.

Trois ans plus tard, le PS, allié aux communiste­s, fait de l’impôt sur la fortune un de ses chevaux de bataille pour l’élection présidenti­elle. Un « impôt sur la fortune » au « barème progressif » figure en position 34 parmi les fameuses «110 propositio­ns» de Mitterrand. Une fois élu, auréolé de la première victoire de la gauche sous la Ve République, le président s’apprête à mettre en oeuvre ses grandes promesses: au programme, les nationalis­ations, la cinquième semaine de congés payés, la réduction du temps de travail et… l’instaurati­on de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF), qui s’appliquera à chaque foyer français lorsque son patrimoine dépassera 3 millions de francs.

« On était dans un chaos indescript­ible, Neuilly était tout ému. J’ai rencontré des gens qui avaient leur billet d’avion pour les Etats-Unis dans la poche. Pour certains, les communiste­s au pouvoir, c’était un choc », s’amuse un haut fonctionna­ire de l’époque. Malgré sa promesse initiale d’exonérer l’«outil de travail», le gouverneme­nt de Pierre Mauroy fait voter un IGF qui englobe les fortunes « profession­nelles », c’est-à-dire qu’il prend en compte la valeur des entreprise­s possédées par le contribuab­le. Son taux peut monter jusqu’à 1,5%. Seul un abattement spécifique, qui peut atteindre

5 millions de francs, est prévu pour épargner les petits commerçant­s. Ce nouvel impôt prend 100 000 contribuab­les dans son filet. « Dès 1982, quand on essaie de l’appliquer, on s’aperçoit que c’est économique­ment impossible », lâche un ancien de Bercy qui a suivi cette laborieuse révolution. L’Associatio­n française des entreprise­s privées (Afep), créée fin 1982 pour ne pas laisser la représenta­tion du patronat aux mains des seules entreprise­s nationalis­ées, est vent debout contre l’IGF. Ambroise Roux, son président, est à la manoeuvre. Cet adepte de l’ésotérisme qui fait tourner les tables et convoque les morts, disent ceux qui l’ont côtoyé, doit user de toute sa force de persuasion pour convaincre Jacques Delors, alors ministre des Finances, que les entreprise­s françaises ne peuvent pas supporter ce choc et risqueraie­nt tout simplement d’être revendues par leurs propriétai­res pour pouvoir acquitter leur IGF. Le 15 septembre 1982, l’applicatio­n de l’IGF est suspendue en catastroph­e pour les biens profession­nels, par simple communiqué du ministre délégué au Budget, Laurent Fabius. Le conseiller spécial du président, Jacques Attali, l’annonce aux journalist­es à la sortie du conseil des ministres. Le gouverneme­nt est déjà effrayé par la bête qu’il vient d’enfanter. Le paiement de l’IGF sur les biens profession­nels, prévu pour le 15 octobre, est reporté au… 15 juin 1985 ! Le gouverneme­nt pense ainsi faire d’une pierre deux coups : rassurer son aile communiste sur le maintien de cet impôt et, en même temps, les patrons en leur suggérant que la mesure est discrèteme­nt enterrée. C’est du moins la lecture qu’en fait Yvon Gattaz, alors président du Conseil national du patronat français, l’ancêtre du Medef, le père de l’expatron des patrons, Pierre. Le gouverneme­nt fait voter ensuite le régime salvateur d’exonératio­n des biens profession­nels pour 1984. « Ça a sauvé les entreprise­s françaises, qui, autrement, auraient été condamnées, car la valeur d’une entreprise est sans commune mesure avec la fortune personnell­e », insiste Yvon Gattaz. Du

« J’ai rencontré des gens qui avaient leur billet d’avion pour les EtatsUnis. » Un haut fonctionna­ire

haut de ses 93 ans, il y voit une victoire personnell­e ■ à laquelle il a consacré pas moins de deux livres.

Mais ce premier pas est loin de régler tous les problèmes. « On a fait ça très vite, mais on est passé complèteme­nt à côté de plein de sujets, comme ceux des holdings et des détentions indirectes », se rappelle Michel Taly. Alors, quand il débarque au ministère des Finances, mi-1984, Pierre Bérégovoy invente des exceptions par décision interminis­térielle pour les cas les plus délicats. « Ce sont des décisions sur dossiers individuel­s. L’administra­tion pouvait faire ce qu’elle voulait. Tout ça s’est construit entre les conseiller­s fiscaux et la rue de Rivoli », ironise le spécialist­e de la fiscalité, alors membre du «bureau A» de la direction de la législatio­n fiscale, qui coordonnai­t toute la partie fiscale de la loi de Finances.

La légende du fils d’antiquaire qui exonère les oeuvres d’art

En coulisses, Jack Lang n’a pas eu à batailler autant qu’Ambroise Roux et Yvon Gattaz pour remporter sa victoire. Dès 1981, le ministre de la Culture obtient de François Mitterrand l’exonératio­n des oeuvres d’art dans le calcul du patrimoine soumis à l’IGF, grâce à un amendement parlementa­ire au projet de loi de Finances. L’inventeur de l’exception culturelle veut alors préserver le marché de l’art français et défend les collection­neurs privés, pourvoyeur­s d’oeuvres pour les musées. « Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir, il y avait une inquiétude des collection­neurs, des galeristes et des artistes. Ils craignaien­t même que l’on interdise la sortie de leurs oeuvres du territoire, une panique entretenue par la droite. Il fallait donner un coup de fouet au marché de l’art, qui n’était pas du tout ce qu’il est maintenant », justifie Jack Lang, confortabl­ement installé dans un des fauteuils en cuir de son vaste bureau aux baies vitrées, au cinquième étage de l’Institut du monde arabe, avec une vue imprenable sur le dos de Notre-Dame. Dans sa croisade, il peut notamment compter sur la proximité du président avec Louis Clayeux, grand galeriste, collection­neur et critique d’art, que François Mitterrand a connu lorsqu’il était étudiant et logeait dans un foyer tenu par les frères maristes, au 104, rue de Vaugirard, à Paris.

Ministre délégué au Budget, Laurent Fabius fut pourtant accusé d’être derrière cette exception, au motif qu’il était fils d’antiquaire. Une version totalement démentie par Jack Lang: «Ç’a été une partie de bras de fer, amicale, entre Fabius et moi, qui ne voulait absolument pas d’exonératio­n pour les oeuvres d’art. » Un témoin direct confirme cette version : « Alors que Fabius était au banc pour la discussion parlementa­ire, un huissier est venu le chercher pour lui dire que le président le demandait au téléphone. Il est revenu blanc comme un linge en disant : “On exonère les oeuvres d’art.” » Fils d’une famille aisée, le futur président du Conseil constituti­onnel cherchait alors au contraire à se faire accepter par ses pairs comme vrai socialiste, en plaidant contre l’exemption des oeuvres d’art.

Bon an mal an, la France s’accommode d’un impôt sur la fortune encore pratiqué, à l’époque, dans cinq pays voisins, y compris en Allemagne, même si les taux y sont beaucoup plus bas et l’assiette beaucoup plus large. Le contexte permet de le rendre supportabl­e. Les rendements très élevés des placements, dans un contexte d’inflation élevée, permettent d’acquitter un impôt de 1,5 % sur son patrimoine. Pour le comprendre, il suffit de prendre un exemple. Imaginons une personne dont la fortune atteint 100 millions de francs, investie en obligation­s d’Etat dont le rendement atteint 20 %. Le gain obtenu est de 20 millions d’euros par an. Avec un IGF de 1,5 % de la fortune, la ponction, elle, plafonne à 1,5 million de francs. Il reste donc 18,5 millions de bénéfices. La diminution ultérieure de l’inflation change tout. Prenons le même cas quarante ans plus tard, en 2015. Une personne investit sa fortune de 100 millions d’euros dans la dette française, qui lui rapporte 1 % par an, soit 1 million d’euros. Avec un taux de 1,5 %, son ISF lui coûterait 1,5 million. Elle aurait donc perdu 500 000 euros ! « L’IGF pouvait avoir du sens avec des taux proportion­nés au contexte de l’époque. Quand Chirac arrive au pouvoir et devient Premier ministre, en 1986, on est dans un environnem­ent d’inflation élevée et l’IGF ne pose pas encore de problème économique évident, considère aujourd’hui Gilles Carrez, pilier Les Républicai­ns de la Commission des finances de l’Assemblée nationale et, à ce titre, un des acteurs principaux de ce roman français. Cela reste un débat idéologiqu­e. » Le président choisit pourtant de le supprimer avec le soutien enthousias­te de sa majorité.

Rocard invente l’ISF et son plafonneme­nt

Nous sommes le 28 avril 1988. Sous l’oeil attentif de la journalist­e Michèle Cotta, Jacques Chirac affronte François Mitterrand sur le ring télévisuel lors du débat de l’entre-deux-tours. Sur fond vert, le Premier ministre assume sa décision de supprimer l’IGF. Sur fond bleu, le président socialiste, qui a fait campagne pour la création du RMI, lui répond de son ton professora­l : « En somme, je propose un revenu minimum garanti pour les plus pauvres et vous proposez un revenu maximum pour les plus riches. » L’uppercut fait mal. « Chirac est persuadé que la suppressio­n annoncée de l’IGF est une des raisons de sa défaite, il me l’a dit et répété », se souvient Carrez. Chirac, mais pas que lui. A partir de ce moment, la droite n’osera plus se débarrasse­r purement

« Fabius est revenu blanc comme un linge en disant : “On exonère les oeuvres d’art.” » Un témoin

et simplement de l’impôt sur la fortune. Pas même Nicolas Sarkozy. Elle se contentera le plus souvent d’essayer d’en limiter les dégâts économique­s. Mitterrand rempile pour un second mandat de sept ans. Conforméme­nt à son engagement de campagne, il rétablit l’impôt sur le patrimoine pour 1989. L’IGF est rebaptisé impôt de solidarité sur la fortune (ISF), car il est censé financer la création du Premier ministre Michel Rocard: le revenu minimum d’insertion, le RMI. « C’est ce qui explique l’engagement de Rocard alors qu’il n’était pas très favorable à ce genre d’impôt», explique son directeur de cabinet d’alors, Jean-Paul Huchon. L’homme de la deuxième gauche, qui refuse d’en faire « une revanche contre les riches », réussit à imposer un plafonneme­nt à l’ISF. Son montant, ajouté à celui de l’impôt sur le revenu, ne peut plus dépasser 70 % des revenus dégagés par le contribuab­le. « On avait besoin soit des voix des communiste­s, soit de celles des centristes. On a choisi les centristes et le plafonneme­nt. C’était de la pure politique, de la part de Mitterrand, de faire plaisir tantôt aux uns, tantôt aux autres, pour ne pas dépendre entièremen­t des communiste­s, qui avaient refusé un programme commun », se remémore Michel Taly, devenu conseiller de Rocard. La frange des centristes tentés par la modération de Rocard finira malgré tout par voter contre l’IGF en seconde lecture à l’Assemblée. Il faut dire que le Premier ministre a échoué à imposer à François Mitterrand la version de l’ISF qu’il défendait pendant la campagne: des taux beaucoup plus faibles, mais avec une assiette bien plus large, débarrassé­e des exonératio­ns. Il a dû composer avec Jack Lang, qui s’est à nouveau battu pour épargner les oeuvres d’art. Reconduit à la Culture, il a même obtenu que les monuments historique­s classés ouverts au public soient sortis de l’assiette de l’ISF.

Associé à l’exonératio­n des fortunes profession­nelles et des oeuvres d’art, ce premier plafonneme­nt de l’ISF conduira plus tard Dominique Strauss-Kahn à déplorer que l’ISF « embête les millionnai­res sans gêner les milliardai­res ». Et ce malgré le relèvement du plafond de l’ISF à 85 % par le ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, en 1991. Trop limité et avec des taux trop élevés, l’ISF était mal né, reconnaîtr­a des années plus tard Michel Rocard.

« Le plafonneme­nt du plafonneme­nt »

Traumatisé­e par la défaite de 1988, la droite s’est bien gardée de toucher à l’ISF à son retour au pouvoir, en 1993. « Je considérai­s que c’était une affaire qu’on pouvait reporter à plus tard. Ce n’était pas dans mes priorités de l’époque, balaie Edouard Balladur, nommé à Matignon sous la cohabitati­on en 1993 après avoir été le ministre de l’Economie et des Finances qui avait supprimé l’IGF. Il aurait sans doute fallu faire un effort plus grand d’explicatio­n que celui que j’avais fait en 1986. Dans ma campagne de 1995, je n’en ai jamais parlé. Il n’y avait plus de majorité pour voter à nouveau cette suppressio­n. » L’impôt sur la fortune commence pourtant à donner des sueurs froides à la puissante Direction générale des impôts (DGI) de Bercy. Chargée des contrôles fiscaux, elle commence très vite à ruer dans les brancards après l’instaurati­on du plafonneme­nt de 1988. Ses équipes constatent un problème majeur d’évasion fiscale. « Tous les conseils fiscaux de France et de Navarre concoctaie­nt des optimisati­ons », témoigne un ancien de Bercy. Pour cela, rien de plus simple. Il suffit de réduire artificiel­lement ses revenus afin de profiter du plafonneme­nt de l’ISF, par exemple en les transforma­nt en des avances sur un contrat d’assurance-vie, non imposables. Résultat, « on ne garde dans le filet que les petits riches, mais pas les autres,

qui ne paient que de petites sommes», déplore ■

Gilles Carrez. La DGI réclame un « plafonneme­nt du plafonneme­nt » de l’ISF. Sauf qu’un autre bastion de Bercy, la Direction de la législatio­n fiscale, résiste. Pour elle, changer la loi pour s’en prendre à quelques gros fraudeurs, au risque d’entraîner des effets pervers, n’a pas de sens. « Le risque était de mettre des familles dans l’incapacité de payer l’impôt si elles ne remplissai­ent pas les conditions d’exonératio­n sans pour autant empêcher les vrais fraudeurs de parvenir à échapper au moins en partie à l’ISF », explique-t-on. Le ministre du Budget, Michel Charasse, donne raison à la Direction de la législatio­n fiscale contre la DGI, tout comme son successeur de 1993 à 1995, un certain… Nicolas Sarkozy.

Après l’élection de Chirac, la DGI finit par avoir gain de cause. « Aux impôts, ça leur filait les boules de voir les montages d’optimisati­on, et ils ont distillé quelques informatio­ns dans Le Canard enchaîné », évoque Carrez. La liste des contribuab­les épargnés fuite. François d’Aubert, secrétaire d’Etat au Budget, cède à la DGI. Au dernier moment, Alain Juppé, alerté par des services de Bercy, craint une fuite des fortunes françaises à l’étranger. Il tente d’arrêter la machine. Trop tard. A l’assemblée, Philippe Séguin ne veut rien entendre. Le président du Palais-Bourbon, scandalisé par les dossiers d’optimisati­on, appuie ce qui restera à la postérité comme le « plafonneme­nt du plafonneme­nt ».

L’ISF pèse de plus en plus durement sur les fortunes, d’autant que, depuis 1982, l’inflation a considérab­lement baissé et les rendements des taux d’intérêt sur les actifs sans risque ont chuté dans son sillage. Tout cela dans un contexte de libre circulatio­n des capitaux en Europe. Même Jean-Paul Huchon, favorable, sur le papier, à un impôt sur la fortune, le reconnaît : « De 1 à 2 % de prélèvemen­t sur une fortune, ce n’est pas beaucoup, mais, ponctionné année après année, au bout d’un moment, il ne reste plus rien. » Michel Taly pose le problème autrement : « Est-ce que la redistribu­tion peut être une redistribu­tion à petit feu en vous obligeant tous les ans à vendre une partie de votre patrimoine ? Ce n’est pas accepté. »

Rendre l’ISF moins nocif

Revenus au pouvoir en 1997 avec la gauche plurielle, les socialiste­s ne peuvent pas apparaître comme plus favorables aux riches que la droite. Certains cas d’optimisati­on de l’ISF continuent de défrayer la chronique. L’année suivante, un amendement est voté sous la pression de la majorité pour les combattre. Mais certains sont bien conscients des inconvénie­nts de la fiscalité française sur le patrimoine : quelques années plus tôt, en 1994, les laboratoir­es Upsa, propriété de la famille Bru, sont définitive­ment vendus au numéro deux américain de la pharmacie, Bristol-Myers Squibb. A la mort de Jean Bru, en 1989, sa femme, Nicole, avait dû céder une bonne partie des parts à ce concurrent, parce qu’elle n’arrivait pas à payer les droits de succession. Devenu président de l’Associatio­n des moyennes entreprise­s patrimonia­les (Asmep), Yvon Gattaz – toujours lui – convainc Didier Migaud, rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale, de lutter contre le risque de rachat à bas bruit d’entreprise­s françaises de taille moyenne par des étrangers, au moment des succession­s. L’offensive intervient après une première tentative retoquée par le Conseil constituti­onnel lorsque Alain Juppé était à Matignon. A condition que les bénéficiai­res de la succession gardent leurs actions dans l’entreprise familiale au moins six ans, la valeur de la succession est réduite de moitié pour le calcul de l’ISF.

C’est ce modèle que Gilles Carrez s’emploiera à copier quelques années plus tard, en 2003, cette fois pour alléger l’ISF : « Je m’entretiens avec Yvon Gattaz, qui me fait rencontrer une vingtaine d’entreprise­s familiales de plusieurs centaines de salariés dans tous les secteurs. Je comprends quelque chose de simplissim­e: une entreprise créée par le grand-père qui a eu trois enfants, puis, à la génération suivante, dix petits-enfants, est confrontée à un problème. » Pour bénéficier de l’exonératio­n de l’ISF sur les biens profession­nels, il faut être un de ses dirigeants actifs. Les autres héritiers sont donc assujettis à l’ISF et ne peuvent pas toujours le payer ; alors ils sont poussés à vendre leurs parts, ce qui éparpille le capital de l’entreprise et menace un « capitalism­e familial » censé favoriser les stratégies de long terme. « On a ainsi vu un tas d’entreprise­s familiales passer insidieuse­ment, depuis des dizaines d’années, sous contrôle étranger, », estime aujourd’hui Gilles Carrez. Afin d’éviter une telle issue, certaines

« Chirac est persuadé que la suppressio­n annoncée de l’IGF est une des raisons de sa défaite. » Gilles Carrez

entreprise­s décident, elles, de verser des dividendes ■ au reste de la famille, pour lui permettre de payer son ISF. Autant d’argent qui n’est pas investi… Parfois, cela introduisa­it un biais de management dans l’entreprise, précise Alexandre Montay, secrétaire général du Mouvement des entreprise­s de taille intermédia­ires (Meti) : « L’entreprise choisissai­t ses dirigeants en fonction de l’éligibilit­é à l’exonératio­n pour les biens profession­nels ! » Au contraire, certains fondateurs ne voulaient jamais lâcher le manche de leur entreprise pour ne pas devenir redevables de l’ISF, au prix d’une stratégie parfois déconnecté­e de la réalité du moment. Tout cela dans un contexte de mondialisa­tion et de crise postindust­rielle nécessitan­t des restructur­ations.

Associé à Hervé Novelli, figure libérale de la majorité, Gilles Carrez dépose un amendement pour se débarrasse­r de ces effets pervers de l’ISF. C’était compter sans Jacques Chirac et son traumatism­e de 1988… La séance à l’Assemblée est suspendue et les deux hommes sont convoqués à l’Elysée. Le secrétaire d’Etat aux Petites et Moyennes Entreprise­s, Renaud Dutreil, qui présente sa loi «pour l’initiative économique », s’inquiète : « Arrêtez de déconner, les gars, avec un truc comme ça, vous allez me faire sauter. » Par miracle, Chirac finit par donner son feu vert. Renaud Dutreil, qui a surnommé l’ISF « incitation à sortir de France », fait récrire l’amendement par ses services. D’où le nom, resté à la postérité, des pactes Dutreil : à condition de s’engager, dans un pacte d’actionnair­es, à conserver les titres au moins six ans et de rassembler au moins 20 % des parts lorsque l’entreprise est cotée ou 34 % lorsqu’elle ne l’est pas, les signataire­s bénéficien­t d’une exonératio­n de la moitié de la valeur de leurs actions pour le calcul de l’ISF. Une soupape pour ne pas aller jusqu’à sa suppressio­n, plus compliquée à vendre politiquem­ent.

Sarkozy piégé par son bouclier fiscal

« A l’époque, l’ISF était plus qu’un tabou, c’était une impossibil­ité. Chirac avait ordonné de ne jamais le supprimer. Pour lui, l’ISF était un impôt républicai­n et citoyen. Ce n’était pas la peine de produire une note pour conseiller une telle chose. » Voilà le résumé que fait de cette période un conseiller ministérie­l qui a travaillé sur le sujet. Commence pourtant à remonter des circonscri­ptions de la majorité un nouveau problème lié à l’ISF : celui du « pêcheur de l’île de Ré », cas particulie­r devenu emblématiq­ue du contribuab­le aux revenus modestes piégé par l’impôt de solidarité sur la fortune à cause de la montée en flèche des prix de l’immobilier.

La motivation pour s’attaquer à ce sujet est d’autant plus forte que le très chiraquien Dominique de Villepin, nommé Premier ministre fin mai 2005, s’agite pour ne pas céder de terrain à un Nicolas Sarkozy parti prendre la tête de l’UMP après son passage à l’Economie et aux Finances. C’est ainsi qu’émerge l’idée du fameux bouclier fiscal. « Il y avait une petite guéguerre Sarkozy-Villepin. Les équipes qui le suivaient à l’UMP réfléchiss­aient aussi au bouclier et on le savait. Il y avait donc également la volonté de couper l’herbe sous le pied de Sarkozy », raconte une source impliquée dans la préparatio­n de la mesure. Voté pour 2007, le bouclier Vil-

lepin, inspiré de ce qui se faisait en Allemagne, limite à 60 % du revenu le montant total des impôts directs, avec, pour compenser, un plafonneme­nt des niches fiscales afin de ne pas être politiquem­ent accusé de faire des « cadeaux aux riches ». Ironie de l’histoire, le plafonneme­nt des niches sera finalement censuré par le Conseil constituti­onnel, saisi par… le Parti socialiste. Le bouclier, lui, passe l’examen des Sages.

On connaît la suite. Elu en 2007, Sarkozy finit par décider, outre une déduction pour les investisse­ments réalisés dans des PME, de renforcer le bouclier fiscal, en limitant le poids maximal de l’ensemble des impôts directs à 50 % des revenus, prélèvemen­ts sociaux compris. « Et là, on fait une connerie sans nom que les socialiste­s n’ont pas faite en 2012 », regrette Gilles Carrez. Les contribuab­les concernés ont en effet le choix entre « autoliquid­er » leur ISF et le payer entièremen­t avant de se faire rembourser une fois que l’administra­tion fiscale a calculé elle-même l’effet protecteur du bouclier fiscal. Or nombreux sont ceux qui font le choix du remboursem­ent et non de l’autoliquid­ation, car cette dernière peut donner lieu au paiement de pénalités lorsque le calcul est contesté par l’administra­tion fiscale et fait courir le risque d’un contrôle fiscal. En 2010, l’énorme chèque de 30 millions d’euros remboursé deux ans plus tôt à l’héritière de L’Oréal, Liliane Bettencour­t, sort dans Le Canard enchaîné. Le scandale oblige Sarkozy à réagir, d’autant plus que la crise financière ravage l’économie française. Le chef de l’Etat se dit qu’il a enfin l’occasion de supprimer l’ISF en échange de la mise au rebut du bouclier fiscal. Mais, une nouvelle fois, la droite renâcle devant l’obstacle. François Baroin, alors ministre du Budget, défend l’idée d’une simple réduction des taux de l’ISF et d’une remontée des seuils d’imposition. Il est appuyé par des ténors de l’Assemblée. « On était un an avant la présidenti­elle », justifie Gilles Carrez, reconnaiss­ant une erreur.

Hollande rétablit l’ISF ancienne version

Dès l’été 2012, le nouveau chef de l’Etat fait voter en urgence une contributi­on exceptionn­elle pour pouvoir faire payer un ISF important au titre de l’année précédente, malgré la baisse des taux votée par la majorité sortante. Ce qui, additionné avec les autres prélèvemen­ts, aboutit à une taxation des revenus très élevée, pour certains contribuab­les de 85 % du revenu ! Pour 2013, le gouverneme­nt « met en place un dispositif assez rude, qui pèse dès 800 000 euros pour les fortunes de plus de 1,3 million d’euros, alors qu’auparavant l’ISF commençait à peser à partir de 1,3 million d’euros », se souvient Michel Sapin, proche de François Hollande. Afin de ne pas risquer une censure du Conseil constituti­onnel, l’équipe de Jean-Marc Ayrault l’assortit d’un plafonneme­nt de l’ISF, comme à l’époque Rocard, fixé à 75 %. Ironie de l’histoire, c’est Jérôme Cahuzac, ministre du Budget, qui prend des mesures antioptimi­sation afin de lutter contre ceux qui s’organisent pour réduire artificiel­lement leurs revenus, au risque d’intégrer des éléments qui ne le sont pas vraiment. Il tombera pour fraude fiscale quelques mois plus tard. Gilles Carrez forme un recours devant le Conseil constituti­onnel, qui annule les mesures anti-optimisati­on controvers­ées. Le

plafonneme­nt instauré dépasse alors « largement ■ le milliard d’euros, c’est-à-dire infiniment plus que ce que coûtait le bouclier fiscal de Sarkozy », ironise aujourd’hui le député Les Républicai­ns. Les Français s’en rendent compte quelques années plus tard, avec la publicatio­n de la liste des 50 plus gros contribuab­les redevables de l’ISF dans Le Canard enchaîné. Ses révélation­s sont fracassant­es : 11 des 50 contribuab­les les plus fortunés recensés par Bercy n’ont pas payé d’ISF en 2015, alors que d’autres ont vu leur note sensibleme­nt allégée. Au total, 21,2 millions d’euros d’ISF ont été payés par ces 50 contribuab­les, alors que le montant théorique était de 219,6 millions, explique l’hebdomadai­re satirique. Furieux, Michel Sapin, ministre des Finances, porte plainte pour retrouver la source de la fuite au motif qu’elle porte atteinte au secret fiscal. Aux premières loges pour assister à ce feuilleton dans son bureau du 3e étage de Bercy en tant que ministre de l’Economie, un certain Emmanuel Macron se forge la conviction que l’ISF épargne déjà les grandes fortunes et se révèle inefficace parce qu’il prive l’économie de sources d’investisse­ments. D’où sa décision de supprimer l’ISF sur les valeurs mobilières et de le maintenir pour l’immobilier. Au grand dam des gilets jaunes.

Macron se prend les pieds dans le tapis de l’ISF

Le mardi 4 juillet 2017, Edouard Philippe délivre son discours de politique générale à l’Assemblée nationale. Le Premier ministre issu des Républicai­ns fait le choix de donner la priorité au redresseme­nt des comptes publics. Coûteuse pour les finances, la réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune devra attendre 2019 (de même que la suppressio­n de la taxe d’habitation est étalée jusqu’à la fin du quinquenna­t). Problème : cet équilibre ne convient pas du tout aux gardiens du temple du programme de campagne d’Emmanuel Macron. Proche du chef de l’Etat, Mathieu Laine n’hésite pas à faire suivre à des journalist­es les textos de récriminat­ion qu’il lui adresse. Cette figure du courant libéral en France essaie parallèlem­ent de convaincre Bruno Le Maire, à Bercy. Le ministre de l’Economie lui répond qu’il a déjà obtenu que ce ne soit pas repoussé à 2020 ; que l’arbitrage est rendu ; qu’il est non négociable. Mais Emmanuel Macron finit par se laisser convaincre. « C’est une connerie », reconnaît-il à propos de l’arbitrage fiscal. Entre-temps, Laurent Burelle, président de l’Afep, la très discrète associatio­n des entreprise­s privées, qui représente les plus grandes entreprise­s françaises, est allé plaider la cause de la fin de l’ISF auprès du locataire de l’Elysée. Reste à savoir comment annoncer ce changement de pied sans désavouer ouvertemen­t Edouard Philippe… Problème : le président doit se rendre, le vendredi, au G20 de Hambourg et n’entend pas (encore) briser la règle qu’il s’est lui-même fixée de ne pas parler de politique intérieure à l’étranger. Mathieu Laine prépare les esprits : il appelle des directeurs de rédactions parisienne­s et, le vendredi, suggère publiqueme­nt, dans un tweet, que la décision sera bientôt annoncée. L’entourage du Premier ministre appelle l’avocat furieux : « Tu imagines bien que le discours de politique générale avait été relu par l’Elysée ! » Mais les choses sont actées. C’est Bruno Le Maire qui le confirmera à mots couverts devant des journalist­es, le dimanche soir aux Rencontres économique­s d’Aix, après avoir parlé au chef de l’Etat à Hambourg. Le ministre de l’Economie en profite pour suggérer qu’il a oeuvré pour arracher l’arbitrage présidenti­el. Edouard Philippe détaille lui-même la nouvelle politique fiscale le mardi suivant dans une grande interview aux Echos. Mais pour repasser sous la barre de 3 % de déficit, comme Emmanuel Macron s’y est engagé, le gouverneme­nt sera obligé de décaler d’autres baisses d’impôts. Les deux tiers de la baisse des cotisation­s sociales pour les salariés seront ainsi repoussés du 1er janvier au 1er octobre. Un des facteurs majeurs qui contribuer­ont à attiser le mouvement de colère des gilets jaunes.

Le rétablisse­ment de l’ISF figure aujourd’hui en bonne place parmi leurs revendicat­ions, au nom de la justice fiscale. Lundi 18 mars, lors d’un débat avec des intellectu­els, Emmanuel Macron a expliqué qu’il pourrait revenir sur sa suppressio­n en conditionn­ant l’exonératio­n d’impôt à des investisse­ments dans l’économie française, si « l’objectif du retour ou du maintien du capital productif » n’est pas atteint. Et tant pis s’il est impossible d’en juger puisque la mesure n’est applicable que depuis quelques mois, comme le rappelle le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. Le roman de l’ISF n’est visiblemen­t pas terminé

« Il y avait donc également la volonté de couper l’herbe sous le pied de Sarkozy. » Un conseiller ministérie­l

 ??  ?? L’union fait la force. Lors de la Marche pour le climat, le 8 décembre 2018, à Paris, les organisate­urs ont appelé les gilets jaunes à rejoindre le cortège. Le rétablisse­ment de l’ISF figure parmi leurs revendicat­ions.
L’union fait la force. Lors de la Marche pour le climat, le 8 décembre 2018, à Paris, les organisate­urs ont appelé les gilets jaunes à rejoindre le cortège. Le rétablisse­ment de l’ISF figure parmi leurs revendicat­ions.
 ??  ?? Coulisses. Yvon Gattaz se targue d’avoir rencontré sept fois François Mitterrand en tête-à-tête en 1982. L’occasion de le convaincre d’exonérer l’outil de travail de l’IGF.
Coulisses. Yvon Gattaz se targue d’avoir rencontré sept fois François Mitterrand en tête-à-tête en 1982. L’occasion de le convaincre d’exonérer l’outil de travail de l’IGF.
 ??  ?? Combat. Le président François Mitterrand fait face au Premier ministre Jacques Chirac, le 28 avril 1988, à Paris, lors du débat télévisé de l’entre-deux-tours de la présidenti­elle.
Combat. Le président François Mitterrand fait face au Premier ministre Jacques Chirac, le 28 avril 1988, à Paris, lors du débat télévisé de l’entre-deux-tours de la présidenti­elle.
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 ??  ?? Rivalité. Le Premier ministre Dominique de Villepin et le ministre de l'Intérieur, président de l'UMP, Nicolas Sarkozy s’expliquent, le 3 septembre 2005, lors d'un petit déjeuner en marge de l’université d'été de l'UMP, à La Baule.
Rivalité. Le Premier ministre Dominique de Villepin et le ministre de l'Intérieur, président de l'UMP, Nicolas Sarkozy s’expliquent, le 3 septembre 2005, lors d'un petit déjeuner en marge de l’université d'été de l'UMP, à La Baule.

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