La malédiction de l’ISF
Emmanuel Macron se dit prêt à « conditionner » la réforme de cet impôt, véritable totem de la fiscalité française.
Emmanuel Macron cédera-t-il ? Le président jupitérien sera-t-il contraint, à l’issue de ce grand débat qu’il a lui-même voulu, d’entendre la revendication portée par de nombreux Français de rétablir l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ? De se déjuger, lui qui avait fait de sa transformation en impôt sur la seule fortune immobilière une promesse de campagne ? Même sa majorité pléthorique est rongée par le doute, elle qui avait voté la mesure comme un seul homme, à l’automne 2017. C’est qu’on ne se débarrasse pas si facilement, en France, pays épris d’égalité, d’un impôt aussi emblématique. Jacques Chirac l’a appris à ses dépens, qui l’a supprimé en 1987. Après lui, la droite n’a plus jamais osé proposer de se débarrasser de l’ISF.
Mitterrand invente l’IGF
Ce roman typiquement français commence au milieu des années 1970. L’idée d’un impôt annuel sur le patrimoine, que Joseph Caillaux, ministre des Finances, avait tenté d’imposer en même temps que l’impôt progressif sur le revenu dès 1914, refait surface dans un contexte économique marqué par le premier choc pétrolier. Le déficit public apparaît, et pour longtemps : 1974 sera le dernier budget en excédent de la Ve République. Le débat porte alors sur la meilleure façon d’imposer le capital. Devenu président, Giscard opte pour la taxation des plus-values, mobilières et immobilières, en 1976. Sans pour autant clore le sujet. « Aux législatives de 1978, la pression médiatique et celle de l’opinion publique étaient telles que la bande des quatre, c’est-à-dire les quatre grands partis – communiste, socialiste, giscardien et gaulliste –, avait un projet d’impôt sur la fortune. Il y avait une espèce de consensus, même si, évidemment, l’impôt proposé par les gaullistes n’avait pas du tout le même barème que celui des communistes», se souvient Michel Taly, avocat fiscaliste et ancien directeur de la législation fiscale à Bercy, passé par les cabinets de gauche. Il faut dire qu’à l’époque plusieurs pays d’Europe, comme l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Suède, avaient mis en place un prélèvement annuel sur la fortune. Contre toute attente, la majorité sortante UDF-RPR l’emporte aux législatives malgré une croissance atone, une forte inflation et la montée du chômage. A Matignon, que fait Raymond Barre pour enterrer cette idée ? Il commande un rapport. Les experts sollicités ont tôt fait de l’écarter.
Trois ans plus tard, le PS, allié aux communistes, fait de l’impôt sur la fortune un de ses chevaux de bataille pour l’élection présidentielle. Un « impôt sur la fortune » au « barème progressif » figure en position 34 parmi les fameuses «110 propositions» de Mitterrand. Une fois élu, auréolé de la première victoire de la gauche sous la Ve République, le président s’apprête à mettre en oeuvre ses grandes promesses: au programme, les nationalisations, la cinquième semaine de congés payés, la réduction du temps de travail et… l’instauration de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF), qui s’appliquera à chaque foyer français lorsque son patrimoine dépassera 3 millions de francs.
« On était dans un chaos indescriptible, Neuilly était tout ému. J’ai rencontré des gens qui avaient leur billet d’avion pour les Etats-Unis dans la poche. Pour certains, les communistes au pouvoir, c’était un choc », s’amuse un haut fonctionnaire de l’époque. Malgré sa promesse initiale d’exonérer l’«outil de travail», le gouvernement de Pierre Mauroy fait voter un IGF qui englobe les fortunes « professionnelles », c’est-à-dire qu’il prend en compte la valeur des entreprises possédées par le contribuable. Son taux peut monter jusqu’à 1,5%. Seul un abattement spécifique, qui peut atteindre
5 millions de francs, est prévu pour épargner les petits commerçants. Ce nouvel impôt prend 100 000 contribuables dans son filet. « Dès 1982, quand on essaie de l’appliquer, on s’aperçoit que c’est économiquement impossible », lâche un ancien de Bercy qui a suivi cette laborieuse révolution. L’Association française des entreprises privées (Afep), créée fin 1982 pour ne pas laisser la représentation du patronat aux mains des seules entreprises nationalisées, est vent debout contre l’IGF. Ambroise Roux, son président, est à la manoeuvre. Cet adepte de l’ésotérisme qui fait tourner les tables et convoque les morts, disent ceux qui l’ont côtoyé, doit user de toute sa force de persuasion pour convaincre Jacques Delors, alors ministre des Finances, que les entreprises françaises ne peuvent pas supporter ce choc et risqueraient tout simplement d’être revendues par leurs propriétaires pour pouvoir acquitter leur IGF. Le 15 septembre 1982, l’application de l’IGF est suspendue en catastrophe pour les biens professionnels, par simple communiqué du ministre délégué au Budget, Laurent Fabius. Le conseiller spécial du président, Jacques Attali, l’annonce aux journalistes à la sortie du conseil des ministres. Le gouvernement est déjà effrayé par la bête qu’il vient d’enfanter. Le paiement de l’IGF sur les biens professionnels, prévu pour le 15 octobre, est reporté au… 15 juin 1985 ! Le gouvernement pense ainsi faire d’une pierre deux coups : rassurer son aile communiste sur le maintien de cet impôt et, en même temps, les patrons en leur suggérant que la mesure est discrètement enterrée. C’est du moins la lecture qu’en fait Yvon Gattaz, alors président du Conseil national du patronat français, l’ancêtre du Medef, le père de l’expatron des patrons, Pierre. Le gouvernement fait voter ensuite le régime salvateur d’exonération des biens professionnels pour 1984. « Ça a sauvé les entreprises françaises, qui, autrement, auraient été condamnées, car la valeur d’une entreprise est sans commune mesure avec la fortune personnelle », insiste Yvon Gattaz. Du
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« J’ai rencontré des gens qui avaient leur billet d’avion pour les EtatsUnis. » Un haut fonctionnaire
haut de ses 93 ans, il y voit une victoire personnelle ■ à laquelle il a consacré pas moins de deux livres.
Mais ce premier pas est loin de régler tous les problèmes. « On a fait ça très vite, mais on est passé complètement à côté de plein de sujets, comme ceux des holdings et des détentions indirectes », se rappelle Michel Taly. Alors, quand il débarque au ministère des Finances, mi-1984, Pierre Bérégovoy invente des exceptions par décision interministérielle pour les cas les plus délicats. « Ce sont des décisions sur dossiers individuels. L’administration pouvait faire ce qu’elle voulait. Tout ça s’est construit entre les conseillers fiscaux et la rue de Rivoli », ironise le spécialiste de la fiscalité, alors membre du «bureau A» de la direction de la législation fiscale, qui coordonnait toute la partie fiscale de la loi de Finances.
La légende du fils d’antiquaire qui exonère les oeuvres d’art
En coulisses, Jack Lang n’a pas eu à batailler autant qu’Ambroise Roux et Yvon Gattaz pour remporter sa victoire. Dès 1981, le ministre de la Culture obtient de François Mitterrand l’exonération des oeuvres d’art dans le calcul du patrimoine soumis à l’IGF, grâce à un amendement parlementaire au projet de loi de Finances. L’inventeur de l’exception culturelle veut alors préserver le marché de l’art français et défend les collectionneurs privés, pourvoyeurs d’oeuvres pour les musées. « Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir, il y avait une inquiétude des collectionneurs, des galeristes et des artistes. Ils craignaient même que l’on interdise la sortie de leurs oeuvres du territoire, une panique entretenue par la droite. Il fallait donner un coup de fouet au marché de l’art, qui n’était pas du tout ce qu’il est maintenant », justifie Jack Lang, confortablement installé dans un des fauteuils en cuir de son vaste bureau aux baies vitrées, au cinquième étage de l’Institut du monde arabe, avec une vue imprenable sur le dos de Notre-Dame. Dans sa croisade, il peut notamment compter sur la proximité du président avec Louis Clayeux, grand galeriste, collectionneur et critique d’art, que François Mitterrand a connu lorsqu’il était étudiant et logeait dans un foyer tenu par les frères maristes, au 104, rue de Vaugirard, à Paris.
Ministre délégué au Budget, Laurent Fabius fut pourtant accusé d’être derrière cette exception, au motif qu’il était fils d’antiquaire. Une version totalement démentie par Jack Lang: «Ç’a été une partie de bras de fer, amicale, entre Fabius et moi, qui ne voulait absolument pas d’exonération pour les oeuvres d’art. » Un témoin direct confirme cette version : « Alors que Fabius était au banc pour la discussion parlementaire, un huissier est venu le chercher pour lui dire que le président le demandait au téléphone. Il est revenu blanc comme un linge en disant : “On exonère les oeuvres d’art.” » Fils d’une famille aisée, le futur président du Conseil constitutionnel cherchait alors au contraire à se faire accepter par ses pairs comme vrai socialiste, en plaidant contre l’exemption des oeuvres d’art.
Bon an mal an, la France s’accommode d’un impôt sur la fortune encore pratiqué, à l’époque, dans cinq pays voisins, y compris en Allemagne, même si les taux y sont beaucoup plus bas et l’assiette beaucoup plus large. Le contexte permet de le rendre supportable. Les rendements très élevés des placements, dans un contexte d’inflation élevée, permettent d’acquitter un impôt de 1,5 % sur son patrimoine. Pour le comprendre, il suffit de prendre un exemple. Imaginons une personne dont la fortune atteint 100 millions de francs, investie en obligations d’Etat dont le rendement atteint 20 %. Le gain obtenu est de 20 millions d’euros par an. Avec un IGF de 1,5 % de la fortune, la ponction, elle, plafonne à 1,5 million de francs. Il reste donc 18,5 millions de bénéfices. La diminution ultérieure de l’inflation change tout. Prenons le même cas quarante ans plus tard, en 2015. Une personne investit sa fortune de 100 millions d’euros dans la dette française, qui lui rapporte 1 % par an, soit 1 million d’euros. Avec un taux de 1,5 %, son ISF lui coûterait 1,5 million. Elle aurait donc perdu 500 000 euros ! « L’IGF pouvait avoir du sens avec des taux proportionnés au contexte de l’époque. Quand Chirac arrive au pouvoir et devient Premier ministre, en 1986, on est dans un environnement d’inflation élevée et l’IGF ne pose pas encore de problème économique évident, considère aujourd’hui Gilles Carrez, pilier Les Républicains de la Commission des finances de l’Assemblée nationale et, à ce titre, un des acteurs principaux de ce roman français. Cela reste un débat idéologique. » Le président choisit pourtant de le supprimer avec le soutien enthousiaste de sa majorité.
Rocard invente l’ISF et son plafonnement
Nous sommes le 28 avril 1988. Sous l’oeil attentif de la journaliste Michèle Cotta, Jacques Chirac affronte François Mitterrand sur le ring télévisuel lors du débat de l’entre-deux-tours. Sur fond vert, le Premier ministre assume sa décision de supprimer l’IGF. Sur fond bleu, le président socialiste, qui a fait campagne pour la création du RMI, lui répond de son ton professoral : « En somme, je propose un revenu minimum garanti pour les plus pauvres et vous proposez un revenu maximum pour les plus riches. » L’uppercut fait mal. « Chirac est persuadé que la suppression annoncée de l’IGF est une des raisons de sa défaite, il me l’a dit et répété », se souvient Carrez. Chirac, mais pas que lui. A partir de ce moment, la droite n’osera plus se débarrasser purement
« Fabius est revenu blanc comme un linge en disant : “On exonère les oeuvres d’art.” » Un témoin
et simplement de l’impôt sur la fortune. Pas même Nicolas Sarkozy. Elle se contentera le plus souvent d’essayer d’en limiter les dégâts économiques. Mitterrand rempile pour un second mandat de sept ans. Conformément à son engagement de campagne, il rétablit l’impôt sur le patrimoine pour 1989. L’IGF est rebaptisé impôt de solidarité sur la fortune (ISF), car il est censé financer la création du Premier ministre Michel Rocard: le revenu minimum d’insertion, le RMI. « C’est ce qui explique l’engagement de Rocard alors qu’il n’était pas très favorable à ce genre d’impôt», explique son directeur de cabinet d’alors, Jean-Paul Huchon. L’homme de la deuxième gauche, qui refuse d’en faire « une revanche contre les riches », réussit à imposer un plafonnement à l’ISF. Son montant, ajouté à celui de l’impôt sur le revenu, ne peut plus dépasser 70 % des revenus dégagés par le contribuable. « On avait besoin soit des voix des communistes, soit de celles des centristes. On a choisi les centristes et le plafonnement. C’était de la pure politique, de la part de Mitterrand, de faire plaisir tantôt aux uns, tantôt aux autres, pour ne pas dépendre entièrement des communistes, qui avaient refusé un programme commun », se remémore Michel Taly, devenu conseiller de Rocard. La frange des centristes tentés par la modération de Rocard finira malgré tout par voter contre l’IGF en seconde lecture à l’Assemblée. Il faut dire que le Premier ministre a échoué à imposer à François Mitterrand la version de l’ISF qu’il défendait pendant la campagne: des taux beaucoup plus faibles, mais avec une assiette bien plus large, débarrassée des exonérations. Il a dû composer avec Jack Lang, qui s’est à nouveau battu pour épargner les oeuvres d’art. Reconduit à la Culture, il a même obtenu que les monuments historiques classés ouverts au public soient sortis de l’assiette de l’ISF.
Associé à l’exonération des fortunes professionnelles et des oeuvres d’art, ce premier plafonnement de l’ISF conduira plus tard Dominique Strauss-Kahn à déplorer que l’ISF « embête les millionnaires sans gêner les milliardaires ». Et ce malgré le relèvement du plafond de l’ISF à 85 % par le ministre des Finances, Pierre Bérégovoy, en 1991. Trop limité et avec des taux trop élevés, l’ISF était mal né, reconnaîtra des années plus tard Michel Rocard.
« Le plafonnement du plafonnement »
Traumatisée par la défaite de 1988, la droite s’est bien gardée de toucher à l’ISF à son retour au pouvoir, en 1993. « Je considérais que c’était une affaire qu’on pouvait reporter à plus tard. Ce n’était pas dans mes priorités de l’époque, balaie Edouard Balladur, nommé à Matignon sous la cohabitation en 1993 après avoir été le ministre de l’Economie et des Finances qui avait supprimé l’IGF. Il aurait sans doute fallu faire un effort plus grand d’explication que celui que j’avais fait en 1986. Dans ma campagne de 1995, je n’en ai jamais parlé. Il n’y avait plus de majorité pour voter à nouveau cette suppression. » L’impôt sur la fortune commence pourtant à donner des sueurs froides à la puissante Direction générale des impôts (DGI) de Bercy. Chargée des contrôles fiscaux, elle commence très vite à ruer dans les brancards après l’instauration du plafonnement de 1988. Ses équipes constatent un problème majeur d’évasion fiscale. « Tous les conseils fiscaux de France et de Navarre concoctaient des optimisations », témoigne un ancien de Bercy. Pour cela, rien de plus simple. Il suffit de réduire artificiellement ses revenus afin de profiter du plafonnement de l’ISF, par exemple en les transformant en des avances sur un contrat d’assurance-vie, non imposables. Résultat, « on ne garde dans le filet que les petits riches, mais pas les autres,
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qui ne paient que de petites sommes», déplore ■
Gilles Carrez. La DGI réclame un « plafonnement du plafonnement » de l’ISF. Sauf qu’un autre bastion de Bercy, la Direction de la législation fiscale, résiste. Pour elle, changer la loi pour s’en prendre à quelques gros fraudeurs, au risque d’entraîner des effets pervers, n’a pas de sens. « Le risque était de mettre des familles dans l’incapacité de payer l’impôt si elles ne remplissaient pas les conditions d’exonération sans pour autant empêcher les vrais fraudeurs de parvenir à échapper au moins en partie à l’ISF », explique-t-on. Le ministre du Budget, Michel Charasse, donne raison à la Direction de la législation fiscale contre la DGI, tout comme son successeur de 1993 à 1995, un certain… Nicolas Sarkozy.
Après l’élection de Chirac, la DGI finit par avoir gain de cause. « Aux impôts, ça leur filait les boules de voir les montages d’optimisation, et ils ont distillé quelques informations dans Le Canard enchaîné », évoque Carrez. La liste des contribuables épargnés fuite. François d’Aubert, secrétaire d’Etat au Budget, cède à la DGI. Au dernier moment, Alain Juppé, alerté par des services de Bercy, craint une fuite des fortunes françaises à l’étranger. Il tente d’arrêter la machine. Trop tard. A l’assemblée, Philippe Séguin ne veut rien entendre. Le président du Palais-Bourbon, scandalisé par les dossiers d’optimisation, appuie ce qui restera à la postérité comme le « plafonnement du plafonnement ».
L’ISF pèse de plus en plus durement sur les fortunes, d’autant que, depuis 1982, l’inflation a considérablement baissé et les rendements des taux d’intérêt sur les actifs sans risque ont chuté dans son sillage. Tout cela dans un contexte de libre circulation des capitaux en Europe. Même Jean-Paul Huchon, favorable, sur le papier, à un impôt sur la fortune, le reconnaît : « De 1 à 2 % de prélèvement sur une fortune, ce n’est pas beaucoup, mais, ponctionné année après année, au bout d’un moment, il ne reste plus rien. » Michel Taly pose le problème autrement : « Est-ce que la redistribution peut être une redistribution à petit feu en vous obligeant tous les ans à vendre une partie de votre patrimoine ? Ce n’est pas accepté. »
Rendre l’ISF moins nocif
Revenus au pouvoir en 1997 avec la gauche plurielle, les socialistes ne peuvent pas apparaître comme plus favorables aux riches que la droite. Certains cas d’optimisation de l’ISF continuent de défrayer la chronique. L’année suivante, un amendement est voté sous la pression de la majorité pour les combattre. Mais certains sont bien conscients des inconvénients de la fiscalité française sur le patrimoine : quelques années plus tôt, en 1994, les laboratoires Upsa, propriété de la famille Bru, sont définitivement vendus au numéro deux américain de la pharmacie, Bristol-Myers Squibb. A la mort de Jean Bru, en 1989, sa femme, Nicole, avait dû céder une bonne partie des parts à ce concurrent, parce qu’elle n’arrivait pas à payer les droits de succession. Devenu président de l’Association des moyennes entreprises patrimoniales (Asmep), Yvon Gattaz – toujours lui – convainc Didier Migaud, rapporteur général du budget à l’Assemblée nationale, de lutter contre le risque de rachat à bas bruit d’entreprises françaises de taille moyenne par des étrangers, au moment des successions. L’offensive intervient après une première tentative retoquée par le Conseil constitutionnel lorsque Alain Juppé était à Matignon. A condition que les bénéficiaires de la succession gardent leurs actions dans l’entreprise familiale au moins six ans, la valeur de la succession est réduite de moitié pour le calcul de l’ISF.
C’est ce modèle que Gilles Carrez s’emploiera à copier quelques années plus tard, en 2003, cette fois pour alléger l’ISF : « Je m’entretiens avec Yvon Gattaz, qui me fait rencontrer une vingtaine d’entreprises familiales de plusieurs centaines de salariés dans tous les secteurs. Je comprends quelque chose de simplissime: une entreprise créée par le grand-père qui a eu trois enfants, puis, à la génération suivante, dix petits-enfants, est confrontée à un problème. » Pour bénéficier de l’exonération de l’ISF sur les biens professionnels, il faut être un de ses dirigeants actifs. Les autres héritiers sont donc assujettis à l’ISF et ne peuvent pas toujours le payer ; alors ils sont poussés à vendre leurs parts, ce qui éparpille le capital de l’entreprise et menace un « capitalisme familial » censé favoriser les stratégies de long terme. « On a ainsi vu un tas d’entreprises familiales passer insidieusement, depuis des dizaines d’années, sous contrôle étranger, », estime aujourd’hui Gilles Carrez. Afin d’éviter une telle issue, certaines
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« Chirac est persuadé que la suppression annoncée de l’IGF est une des raisons de sa défaite. » Gilles Carrez
entreprises décident, elles, de verser des dividendes ■ au reste de la famille, pour lui permettre de payer son ISF. Autant d’argent qui n’est pas investi… Parfois, cela introduisait un biais de management dans l’entreprise, précise Alexandre Montay, secrétaire général du Mouvement des entreprises de taille intermédiaires (Meti) : « L’entreprise choisissait ses dirigeants en fonction de l’éligibilité à l’exonération pour les biens professionnels ! » Au contraire, certains fondateurs ne voulaient jamais lâcher le manche de leur entreprise pour ne pas devenir redevables de l’ISF, au prix d’une stratégie parfois déconnectée de la réalité du moment. Tout cela dans un contexte de mondialisation et de crise postindustrielle nécessitant des restructurations.
Associé à Hervé Novelli, figure libérale de la majorité, Gilles Carrez dépose un amendement pour se débarrasser de ces effets pervers de l’ISF. C’était compter sans Jacques Chirac et son traumatisme de 1988… La séance à l’Assemblée est suspendue et les deux hommes sont convoqués à l’Elysée. Le secrétaire d’Etat aux Petites et Moyennes Entreprises, Renaud Dutreil, qui présente sa loi «pour l’initiative économique », s’inquiète : « Arrêtez de déconner, les gars, avec un truc comme ça, vous allez me faire sauter. » Par miracle, Chirac finit par donner son feu vert. Renaud Dutreil, qui a surnommé l’ISF « incitation à sortir de France », fait récrire l’amendement par ses services. D’où le nom, resté à la postérité, des pactes Dutreil : à condition de s’engager, dans un pacte d’actionnaires, à conserver les titres au moins six ans et de rassembler au moins 20 % des parts lorsque l’entreprise est cotée ou 34 % lorsqu’elle ne l’est pas, les signataires bénéficient d’une exonération de la moitié de la valeur de leurs actions pour le calcul de l’ISF. Une soupape pour ne pas aller jusqu’à sa suppression, plus compliquée à vendre politiquement.
Sarkozy piégé par son bouclier fiscal
« A l’époque, l’ISF était plus qu’un tabou, c’était une impossibilité. Chirac avait ordonné de ne jamais le supprimer. Pour lui, l’ISF était un impôt républicain et citoyen. Ce n’était pas la peine de produire une note pour conseiller une telle chose. » Voilà le résumé que fait de cette période un conseiller ministériel qui a travaillé sur le sujet. Commence pourtant à remonter des circonscriptions de la majorité un nouveau problème lié à l’ISF : celui du « pêcheur de l’île de Ré », cas particulier devenu emblématique du contribuable aux revenus modestes piégé par l’impôt de solidarité sur la fortune à cause de la montée en flèche des prix de l’immobilier.
La motivation pour s’attaquer à ce sujet est d’autant plus forte que le très chiraquien Dominique de Villepin, nommé Premier ministre fin mai 2005, s’agite pour ne pas céder de terrain à un Nicolas Sarkozy parti prendre la tête de l’UMP après son passage à l’Economie et aux Finances. C’est ainsi qu’émerge l’idée du fameux bouclier fiscal. « Il y avait une petite guéguerre Sarkozy-Villepin. Les équipes qui le suivaient à l’UMP réfléchissaient aussi au bouclier et on le savait. Il y avait donc également la volonté de couper l’herbe sous le pied de Sarkozy », raconte une source impliquée dans la préparation de la mesure. Voté pour 2007, le bouclier Vil-
lepin, inspiré de ce qui se faisait en Allemagne, limite à 60 % du revenu le montant total des impôts directs, avec, pour compenser, un plafonnement des niches fiscales afin de ne pas être politiquement accusé de faire des « cadeaux aux riches ». Ironie de l’histoire, le plafonnement des niches sera finalement censuré par le Conseil constitutionnel, saisi par… le Parti socialiste. Le bouclier, lui, passe l’examen des Sages.
On connaît la suite. Elu en 2007, Sarkozy finit par décider, outre une déduction pour les investissements réalisés dans des PME, de renforcer le bouclier fiscal, en limitant le poids maximal de l’ensemble des impôts directs à 50 % des revenus, prélèvements sociaux compris. « Et là, on fait une connerie sans nom que les socialistes n’ont pas faite en 2012 », regrette Gilles Carrez. Les contribuables concernés ont en effet le choix entre « autoliquider » leur ISF et le payer entièrement avant de se faire rembourser une fois que l’administration fiscale a calculé elle-même l’effet protecteur du bouclier fiscal. Or nombreux sont ceux qui font le choix du remboursement et non de l’autoliquidation, car cette dernière peut donner lieu au paiement de pénalités lorsque le calcul est contesté par l’administration fiscale et fait courir le risque d’un contrôle fiscal. En 2010, l’énorme chèque de 30 millions d’euros remboursé deux ans plus tôt à l’héritière de L’Oréal, Liliane Bettencourt, sort dans Le Canard enchaîné. Le scandale oblige Sarkozy à réagir, d’autant plus que la crise financière ravage l’économie française. Le chef de l’Etat se dit qu’il a enfin l’occasion de supprimer l’ISF en échange de la mise au rebut du bouclier fiscal. Mais, une nouvelle fois, la droite renâcle devant l’obstacle. François Baroin, alors ministre du Budget, défend l’idée d’une simple réduction des taux de l’ISF et d’une remontée des seuils d’imposition. Il est appuyé par des ténors de l’Assemblée. « On était un an avant la présidentielle », justifie Gilles Carrez, reconnaissant une erreur.
Hollande rétablit l’ISF ancienne version
Dès l’été 2012, le nouveau chef de l’Etat fait voter en urgence une contribution exceptionnelle pour pouvoir faire payer un ISF important au titre de l’année précédente, malgré la baisse des taux votée par la majorité sortante. Ce qui, additionné avec les autres prélèvements, aboutit à une taxation des revenus très élevée, pour certains contribuables de 85 % du revenu ! Pour 2013, le gouvernement « met en place un dispositif assez rude, qui pèse dès 800 000 euros pour les fortunes de plus de 1,3 million d’euros, alors qu’auparavant l’ISF commençait à peser à partir de 1,3 million d’euros », se souvient Michel Sapin, proche de François Hollande. Afin de ne pas risquer une censure du Conseil constitutionnel, l’équipe de Jean-Marc Ayrault l’assortit d’un plafonnement de l’ISF, comme à l’époque Rocard, fixé à 75 %. Ironie de l’histoire, c’est Jérôme Cahuzac, ministre du Budget, qui prend des mesures antioptimisation afin de lutter contre ceux qui s’organisent pour réduire artificiellement leurs revenus, au risque d’intégrer des éléments qui ne le sont pas vraiment. Il tombera pour fraude fiscale quelques mois plus tard. Gilles Carrez forme un recours devant le Conseil constitutionnel, qui annule les mesures anti-optimisation controversées. Le
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plafonnement instauré dépasse alors « largement ■ le milliard d’euros, c’est-à-dire infiniment plus que ce que coûtait le bouclier fiscal de Sarkozy », ironise aujourd’hui le député Les Républicains. Les Français s’en rendent compte quelques années plus tard, avec la publication de la liste des 50 plus gros contribuables redevables de l’ISF dans Le Canard enchaîné. Ses révélations sont fracassantes : 11 des 50 contribuables les plus fortunés recensés par Bercy n’ont pas payé d’ISF en 2015, alors que d’autres ont vu leur note sensiblement allégée. Au total, 21,2 millions d’euros d’ISF ont été payés par ces 50 contribuables, alors que le montant théorique était de 219,6 millions, explique l’hebdomadaire satirique. Furieux, Michel Sapin, ministre des Finances, porte plainte pour retrouver la source de la fuite au motif qu’elle porte atteinte au secret fiscal. Aux premières loges pour assister à ce feuilleton dans son bureau du 3e étage de Bercy en tant que ministre de l’Economie, un certain Emmanuel Macron se forge la conviction que l’ISF épargne déjà les grandes fortunes et se révèle inefficace parce qu’il prive l’économie de sources d’investissements. D’où sa décision de supprimer l’ISF sur les valeurs mobilières et de le maintenir pour l’immobilier. Au grand dam des gilets jaunes.
Macron se prend les pieds dans le tapis de l’ISF
Le mardi 4 juillet 2017, Edouard Philippe délivre son discours de politique générale à l’Assemblée nationale. Le Premier ministre issu des Républicains fait le choix de donner la priorité au redressement des comptes publics. Coûteuse pour les finances, la réforme de l’impôt de solidarité sur la fortune devra attendre 2019 (de même que la suppression de la taxe d’habitation est étalée jusqu’à la fin du quinquennat). Problème : cet équilibre ne convient pas du tout aux gardiens du temple du programme de campagne d’Emmanuel Macron. Proche du chef de l’Etat, Mathieu Laine n’hésite pas à faire suivre à des journalistes les textos de récrimination qu’il lui adresse. Cette figure du courant libéral en France essaie parallèlement de convaincre Bruno Le Maire, à Bercy. Le ministre de l’Economie lui répond qu’il a déjà obtenu que ce ne soit pas repoussé à 2020 ; que l’arbitrage est rendu ; qu’il est non négociable. Mais Emmanuel Macron finit par se laisser convaincre. « C’est une connerie », reconnaît-il à propos de l’arbitrage fiscal. Entre-temps, Laurent Burelle, président de l’Afep, la très discrète association des entreprises privées, qui représente les plus grandes entreprises françaises, est allé plaider la cause de la fin de l’ISF auprès du locataire de l’Elysée. Reste à savoir comment annoncer ce changement de pied sans désavouer ouvertement Edouard Philippe… Problème : le président doit se rendre, le vendredi, au G20 de Hambourg et n’entend pas (encore) briser la règle qu’il s’est lui-même fixée de ne pas parler de politique intérieure à l’étranger. Mathieu Laine prépare les esprits : il appelle des directeurs de rédactions parisiennes et, le vendredi, suggère publiquement, dans un tweet, que la décision sera bientôt annoncée. L’entourage du Premier ministre appelle l’avocat furieux : « Tu imagines bien que le discours de politique générale avait été relu par l’Elysée ! » Mais les choses sont actées. C’est Bruno Le Maire qui le confirmera à mots couverts devant des journalistes, le dimanche soir aux Rencontres économiques d’Aix, après avoir parlé au chef de l’Etat à Hambourg. Le ministre de l’Economie en profite pour suggérer qu’il a oeuvré pour arracher l’arbitrage présidentiel. Edouard Philippe détaille lui-même la nouvelle politique fiscale le mardi suivant dans une grande interview aux Echos. Mais pour repasser sous la barre de 3 % de déficit, comme Emmanuel Macron s’y est engagé, le gouvernement sera obligé de décaler d’autres baisses d’impôts. Les deux tiers de la baisse des cotisations sociales pour les salariés seront ainsi repoussés du 1er janvier au 1er octobre. Un des facteurs majeurs qui contribueront à attiser le mouvement de colère des gilets jaunes.
Le rétablissement de l’ISF figure aujourd’hui en bonne place parmi leurs revendications, au nom de la justice fiscale. Lundi 18 mars, lors d’un débat avec des intellectuels, Emmanuel Macron a expliqué qu’il pourrait revenir sur sa suppression en conditionnant l’exonération d’impôt à des investissements dans l’économie française, si « l’objectif du retour ou du maintien du capital productif » n’est pas atteint. Et tant pis s’il est impossible d’en juger puisque la mesure n’est applicable que depuis quelques mois, comme le rappelle le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. Le roman de l’ISF n’est visiblement pas terminé
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« Il y avait donc également la volonté de couper l’herbe sous le pied de Sarkozy. » Un conseiller ministériel