L’ivresse des sommets, par Michel Schneider
Il faut se méfier des images. Celle montrant Macron aux sports d’hiver avec un magnum de rouge à la main ne date pas de son séjour à La Mongie le weekend dernier, mais du 11 avril 2017, alors qu’il était en campagne. Jupiter, peut-être, mais pas Bacchus ! Il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’effet dévastateur de la juxtaposition de vidéos de manifestants ultraviolents saccageant les Champs-Elysées noyés dans un nuage de fumée et celle d’un président en tenue de ski dans les Pyrénées. Ivresse des hauteurs ou calcul cynique ? Deux hypothèses pour expliquer la séquence, l’une et l’autre accablantes.
La première, quasi physiologique ou psychologique. Après cinquante-six heures de dialogues filmés avec les Français et un bilan du grand débat plutôt à son avantage, le désir de se retrouver en famille relèverait d’un choix personnel. Un président a droit à une vie privée et peut prendre du repos comme n’importe qui. Mais pas n’importe où ni n’importe quand. Et il a le devoir de ne pas l’afficher. La théorie de Kantorowicz des « deux corps du roi » a toujours cours et elle oblige, hélas, en toute circonstance, à montrer que le corps du chef appartient au royaume. Sa vie privée sera donc forcément interprétée en termes de vie publique et de signification politique.
Les hommes politiques sous-estiment toujours la portée symbolique de leurs actes. Comme Nicolas Sarkozy fêtant sa victoire sur le yacht d’un homme d’affaires après avoir parlé de retraite monastique, Emmanuel Macron sur les sommets quand Paris plonge ne pouvait pas donner pire illustration de son absence de ligne et de direction. Les déclarations des gilets jaunes confirmées par des remontées des services de renseignement annonçaient un samedi de feu et de sang : Macron n’a pas été victime d’une coïncidence. Autre erreur symbolique et sociale, dans un pays où le clivage latéral droite-gauche s’efface de plus en plus au profit du clivage vertical entre le bas et le haut, pauvres (ou se disant tels) et riches (ou prétendus tels): choisir le ski, parmi les sports les plus onéreux (1).
Seconde hypothèse, un acte politique qu’on appellera une faute de carre (comme on dit au ski de cette erreur consistant à perdre l’équilibre à la suite de l’appui de la jambe sur la carre non porteuse). En l’espèce, une faute d’écart par rapport à la réalité. Macron savait que ceux qui veulent son départ allaient saluer par la violence la fin du grand débat par lequel, en les prenant aux mots, il les avait ramenés à une nouvelle invisibilité. Dédaignant à juste titre les commentateurs qui font de savants distinguos entre ceux qui battent le pavé et ceux qui en jettent, son acte semble dire : vos histoires de ronds-points, je m’en bats les spatules. Moi, président, je ne tourne pas en rond, je monte. Le grand débat ? Un remonte-pente avant le super-G des européennes. Je signifie à ceux qui ont voulu ma peau que je suis bien vivant.
Macron, c’est le héros lacanien: «La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir » (Lacan, séminaire, 29 juin 1960). Avec ses phrases de trop, ses gestes qui blessent inutilement, il y a chez Macron une prise de risque médiatique toujours un peu suicidaire, comme s’il désirait être attaqué. Ou est-il comme ces personnages de Freud qui, lorsqu’un désir se réalise, incapables de supporter le succès, retombent dans des impasses qui les protègent d’un sentiment inconscient de culpabilité ? De débat en débat, par cette sorte de cure de parole devant les Français lors de laquelle il les a conviés à leur tour à dire leurs désirs, il avait presque réussi à les convaincre qu’il agissait dans l’intérêt du pays. Et voilà qu’une partie de ski annule des semaines d’efforts pour recoller au terrain… « Faire les choses au nom du bien de l’autre, disait Lacan, voilà qui est bien loin de nous mettre à l’abri non seulement de la culpabilité, mais de toutes sortes de catastrophes intérieures. »
Prendre de la hauteur, certes, cela est nécessaire pour un président, mais pas au point de cesser de voir ce qu’il y a en bas. Et préférer, fût-ce vingt-quatre heures, les plaisirs du délassement en altitude au combat terre à terre contre les ennemis de la République et de la démocratie manque de… hauteur. Il serait temps qu’un président cesse d’écouter ou de feindre d’écouter les Français mais leur parle avec autorité – et non hauteurité – non seulement de ce qu’il entend mais de ce qu’il attend d’eux
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1. Seuls 8 % des Français le pratiquent au moins une fois tous les deux ans selon l’enquête « Conditions de vie et aspirations des Français » du Crédoc, 2010.
Macron, c’est le héros lacanien : « La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir. »