Le Point

Sécurité, les dessous d’un fiasco

La chaîne de commandeme­nt est remise en cause après les scènes de saccage à Paris.

- PAR AZIZ ZEMOURI ET MARC LEPLONGEON

Le grand écart. Fin février, on s’interrogea­it dans les services du ministère de l’Intérieur sur la fin des gilets jaunes. «40 000 ou 50 000 personnes. C’est quoi ? Rien. Il y a cinq mois, on ne s’y serait même pas intéressé, confiait une source sécuritair­e de premier plan. La question, c’est quand est-ce que le politique va les banaliser ? Le seul moyen qui nous permettrai­t peut-être de les débrancher, ce serait de ne plus s’en occuper. Mais c’est un message inaudible. » Trois semaines plus tard, les Champs-Elysées sont mis à sac lors de « l’ultimatum », le surnom donné par les gilets jaunes à l’acte XVIII de leur contestati­on. De la casse et des pillages à Paris, qui soulignent le manque de repères total des autorités et une nouvelle guerre des polices qui se dessine, entre différente­s « doctrines » du maintien de l’ordre.

Samedi 16 mars, lorsque surviennen­t les premiers affronteme­nts en fin de matinée, nul n’est surpris. La Direction du renseignem­ent de la préfecture de police (DRPP) a envoyé des rapports toute la semaine et s’alarme, dans une note rendue la veille, de « risques importants de violences urbaines et présence de casseurs aux profils différents (dégradatio­ns du domaine public, banques, commerces et véhicules) ». son de cloche du côté de la Sous-direction de l’anticipati­on opérationn­elle (SDAO), le service de renseignem­ent de la gendarmeri­e, qui a bien remarqué que de nombreux bus partaient de province pour rejoindre la capitale. Mais personne n’a prévu la violence du choc. « L’appel à des actions plus radicales lancé par Eric Drouet et Maxime Nicolle sur les réseaux sociaux s’est concrétisé par un climat de violences, voire une situation insurrecti­onnelle (…). Les slogans “Macron démission” ont été supplantés par les cris de “Révolution” », écrit le lendemain la DRPP.

Ultra jaunes. Les fonctionna­ires de police assurent avoir vu Jérôme Rodrigues haranguer les manifestan­ts à plusieurs reprises, et constatent que des activistes italiens et allemands sont venus renforcer les rangs de l’ultragauch­e hexagonale. Laquelle, précisent les enquêteurs, « n’a même pas eu besoin d’initier la casse tant les ultrajaune­s étaient eux-mêmes déterminés à tout casser, commençant un saccage méthodique de toutes les enseignes de l’avenue des Champs-Elysées ». Pourtant, ce samedi, les rues adjacentes sont bouclées par des escadrons de gendarmes mobiles et des policiers rappelés en nombre pour l’occasion. « C’est une stratégie de nasse, décrypte un haut fonctionna­ire spécialist­e du maintien de l’ordre (MO). L’idée, c’est de fixer les manifestan­ts les plus violents sur un périmètre défini, quitte à “sacrifier” les vitrines. Le MO est un art difficile qui repose néanmoins sur un seul paramètre, et c’est heureux: l’interdicti­on absolue de compter le moindre mort parmi les manifestan­ts. »

La même source poursuit : « Samedi, la hantise de Beauvau était que les différents cortèges se mélangent. Il fallait donc éviter que les Black blocs rejoignent à la fois la manif sur le climat et celles contre les violences policières. De ce point de vue, c’est réussi. Et la casse permet au gouverneme­nt de prendre un air martial. » Un rapport rendu par des officiers de police présents sur place et que Le Point a pu consulter décrit le déferlemen­t de haine qui s’est abattu sur eux et le Fouquet’s, vers 16h30. Les jets de pavés, de boulons, de cocktails Molotov et même de « bouteilles remplies d’excréments », affirment-ils. Avant de conclure : « Nous avons fait face à de véritables scènes de guérilla urbaine. »

Depuis, le débat fait rage sur une éventuelle réforme de la doctrine du maintien de l’ordre. L’immixtion de hauts responsabl­es de la préfecture dans les opérations a été mal vécue sur le terrain : « Ils auraient dû se contenter de donner des objectifs et s’appuyer sur de grands praticiens. Les échelons intermédia­ires ont été court-circuités », s’agace le général Bertrand Cavallier, ancien patron du Centre national d’entraîneme­nt des forces de gendarmeri­e de Saint-Astier. Aussi le télégramme du 15 mars, adressé à tous les services de maintien de l’ordre en fonctions le 16, est-il parMême

ticulièrem­ent mal passé : « Tout usage de grenade lacrymogèn­e instantané­e (GLI) doit être autorisé par l’état-major », peut-on lire. De fait, depuis les mobilisati­ons contre les violences policières, la préfecture de police a adapté sa réponse sécuritair­e. Au grand dam des policers de terrain…

Cafouillag­e.. Le 15 mars, Frédéric Dupuch, qui a été débarqué, mardi, de la tête de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomérat­ion parisienne (DSPAP), a ainsi excédé ses troupes en leur rappelant les règles d’utilisatio­n du lanceur de balles de défense (LBD) : personne n’a le droit de tirer sans une instructio­n de son chef, toute utilisatio­n doit être signalée et filmée. « Avec toutes ces entraves mises bout à bout, les collègues ne prendront jamais l’initiative de les utiliser. Ils seront en position d’attente de peur de subir les foudres d’une sanction administra­tive, voire judiciaire. Aucun d’entre eux ne se mettra dans une situation de perdre son boulot… Ce système voulu par l’administra­tion infantilis­e les collègues et paralyse toute initiative », synthétise Frédéric Lagache, le numéro deux du syndicat Alliance Police nationale. « Ce ne sont pas des obstacles, se défend-on à la DSPAP. On doit faire une utilisatio­n modérée des LBD. Si les pouvoirs publics venaient à nous les retirer, que nous resterait-il pour nous défendre ? Le corps-à-corps ? »

La chaîne de commandeme­nt n’est pas non plus très claire. Alors qu’Alain Gibelin a été relevé de ses fonctions à la Direction de l’ordre public et de la circulatio­n, c’est Eric Belleut, son numéro deux, qui était aux manettes dans la salle de commandeme­nt, avec le préfet de police et Christophe Castaner. Une salle qui leur permet, grâce aux nombreux écrans sur lesquels défilent les images de vidéosurve­illance, de suivre à la trace les Black blocs et les cortèges de manifestan­ts. Ensuite la mission revient à la DSPAP de placer ses commissair­es sur le terrain et de relayer les ordres aux compagnies de CRS. D’où de nombreuses tensions : « Il est rare que le boss en- voie balader le commissair­e, même si c’est déjà arrivé. Si le commandant estime que la consigne met en danger ses gars, il ne les engage pas », confie un CRS. C’est exactement pareil du côté gendarmes mobiles, « si le chef d’escadron estime qu’il ne faut pas lancer de grenade, le commissair­e aura beau s’agiter, il ne se passera rien », révèle un officier de gendarmeri­e.

Une gendarmeri­e par ailleurs très remontée, comme l’explique ce colonel : « Il faut commencer par donner de bons ordres. Après, que ce soient les CRS ou les gendarmes qui les exécutent, qu’importe. Mais la préfecture, au lieu de donner une mission (défendre telle rue ou tel magasin) à 80 gendarmes mobiles, préfère piocher tel véhicule ou tel autre pour le placer en fonction de ce qu’elle voit sur ses caméras. C’est de la microtacti­que et ça nuit à la chaîne de commandeme­nt. Il faut, chaque week-end, élaborer des conception­s de manoeuvres, en fonction du terrain et des intentions de ses adversaire­s. » Et, après, en tirer les conclusion­s en termes de maintien de l’ordre. « Lorsqu’il se passe quelque chose, on a une minute, une minute trente pour réagir, enchérit le général Bertrand Cavallier. Il faut laisser les forces de l’ordre manoeuvrer sur le terrain. »

Comme dans le sport, deux conception­s de la défense s’opposent : un marquage individuel pour la préfecture de police de Paris, grâce à ses caméras de vidéosurve­illance, et une défense de zone prônée par la gendarmeri­e. Le 16 mars, la préfecture n’a pas réussi à concilier les deux et a cantonné les CRS à une protection statique des institutio­ns, l’Elysée et l’Assemblée nationale. La seule compagnie à avoir un peu bougé étant celle qu’on a réquisitio­nnée pour la surveillan­ce de l’hôtel des joueurs de l’Olympique de Marseille, qui jouaient le lendemain au Parc des Princes face au PSG! Mais, là non plus, le déplacemen­t n’a pas été une franche réussite : le gardien a même été expulsé…§

« Il faut commencer par donner de bons ordres. » Un colonel de gendarmeri­e

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 ??  ?? Guérilla. Le 16 mars sur les Champs-Elysées, des Black blocs, dont certains venus d’Allemagne et d’Italie, se sont déchaînés sur les forces de l’ordre. Des gendarmes mobiles se sont retouvés isolés (ci-dessus) et frappés à terre.
Guérilla. Le 16 mars sur les Champs-Elysées, des Black blocs, dont certains venus d’Allemagne et d’Italie, se sont déchaînés sur les forces de l’ordre. Des gendarmes mobiles se sont retouvés isolés (ci-dessus) et frappés à terre.
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