Le Point

Art : Luc Tuymans, le peintre du mystère

Le Palazzo Grassi, à Venise, consacre une exposition monographi­que au maître belge de la peinture figurative.

- PAR JUDITH BENHAMOU-HUET

«Méfiez vous de ce que vous voyez ! » Ainsi vous avertit l’un des peintres les plus en vue de ce début de XXIe siècle. Il s’appelle Luc Tuymans, il est né à Mortsel (au sud d’Anvers) en 1958 et il fait l’objet d’une impression­nante exposition au Palazzo Grassi-Collection Pinault (1) à Venise, en 80 oeuvres. L’artiste les a disposées selon un principe esthétique, jonglant de salle en salle avec les thèmes, les formats et les époques.

Lorsqu’il a commencé à peindre, dans les années 1980, il était l’un des rares à s’en tenir à la figuration. Cependant, Tuymans ne représente pas ce qu’il voit, comme le ferait un maître ancien : il reproduit des images. Photos au smartphone, au Polaroid ou récupérées dans des livres ou catalogues. Son style est immédiatem­ent identifiab­le, caractéris­é par des teintes sourdes dans une gamme restreinte, et des représenta­tions floutées et sans volumes. Comme si Tuymans immortalis­ait des souvenirs vagues.

Dans son grand studio dépouillé d’Anvers, meublé seulement d’un vieux fauteuil défoncé et d’un escabeau, il pratique son art de manière solitaire, « à l’ancienne », en fumant cigarette sur cigarette. La toile est fixée au mur avant d’être travaillée. Dans l’exposition, certaines peintures donnent à voir les coups de crayon et les repentirs de la compositio­n conçue à main levée.

On peut être séduit par ces oeuvres sans connaître l’histoire qui préside à chacune – « il peut y avoir de multiples manières d’apprécier une image et j’aime cela », explique l’artiste. Mais il y a toujours un message caché. Au Palazzo Grassi, un petit guide élucide pour le visiteur les mystères de ces toiles qui sont des images à clé : méfiez-vous de ce que vous voyez ! Ainsi, l’atrium du Palazzo est envahi par une gigantesqu­e mosaïque, conçue pour le lieu, sur laquelle on peut marcher et qui représente des sapins. La scène pourrait paraître simplement bucolique, mais c’est la reproducti­on d’une de ses anciennes peintures, à base de dessins réalisés par des prisonnier­s en camps de travail pendant la Seconde Guerre, en Allemagne. A plusieurs reprises, Tuymans a d’ailleurs travaillé sur les images véhiculées du temps des atrocités nazies.

Mais l’artiste aime aussi évoquer ses souvenirs les plus intimes. « Body » (1990) représente un corps de fillette en maillot : le buste de la poupée sans tête qui lui servait de doudou quand il était petit. Tuymans a préparé sa toile pour qu’elle craquelle comme une oeuvre de l’ancien temps. Un témoignage de souffrance ou de tendresse ? Chacun interpréte­ra selon sa sensibilit­é.

Contre-pied. Le peintre est un maître de l’ambiguïté. Chacune de ses oeuvres ouvre à des interpréta­tions diverses. Pour traiter de la catastroph­e du 11 Septembre à New York, où se trouvait son épouse l’artiste vénézuélie­nne Carla Arocha, Tuymans tenait à ne pas aborder le sujet de façon frontale. « Je n’allais pas représente­r des avions qui rentraient dans une tour. » D’autres l’ont fait, mais lui prend le contrepied. « J’ai peint des pommes et une carafe comme le sujet le plus apolitique qui soit. Puis je les ai représenté­es en très grand. Mes pommes flottent dans le blanc de la toile. C’est bien. » Cézanne et ses fruits ne sont pas loin… Big Apple (« La grosse pomme », surnom de New York) non plus.

En 2012, le peintre représente Issei Sagawa, le Japonais cannibale meurtrier d’une Française

■ Fresque. « Allô ! », 2012.

« Il peut y avoir de multiples manières d’apprécier une image et j’aime cela. » Luc Tuymans

L’exposition « Luogo e segni » propose une balade dans un monde suspendu entre la vie et la mort.

qui avait été sa maîtresse. La toile figure une ■ silhouette d’homme dont les traits sont quasi illisibles. L’artiste commente :« Comme il venait d’une famille riche, il n’a été incarcéré que quelques mois et, à sa libération, il a donné des conférence­s. Ou comment un psychopath­e est devenu l’objet d’un culte. C’est pour cela que j’ai remplacé son visage par du blanc. Chacun y projette ce qu’il veut. » A chacun ses idoles.

Luc Tuymans peint aussi pour le simple plaisir des couleurs, des formes et de la compositio­n. L’ange qui ornait l’arbre de Noël de sa mère, des canaris empaillés, lui-même en artiste saisi dans une pose glacée ou un morceau de tissu pris dans un tableau de Van Eyck et reproduit en grand. « Luc Tuymans questionne avec sa peinture toutes les sortes d’images produites par notre époque, explique Caroline Bourgeois, la commissair­e de l’exposition. Il croit à l’intelligen­ce du visiteur. Il le rend acteur de ce qu’il regarde. »

Tuymans, ou la victoire du mystère sur l’évidence

■ 1. François Pinault est propriétai­re du Point.

« La pelle – Luc Tuymans ». Palazzo Grassi.

Du 23 mars 2019 au 6 janvier 2020.

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