Romans : Delphine de Vigan, Emmanuel Sérot, Damien Aubel
Delphine de Vigan, écrivaine confirmée, et Emmanuel Sérot, premier roman, racontent le grand âge.
Cousu de cheveu blanc? Osons-le puisque c’est ce qui vient à l’esprit en achevant le nouveau roman de Delphine de Vigan, « Les gratitudes ». Non qu’il soit un échec à décrire le grand âge, à travers le personnage de Mme Seld, vieille dame séduisante et de fort caractère, contrainte d’entrer en Ehpad au moment où elle prend peur de perdre, d’avoir perdu, perdu quoi, les mots, la force de continuer à vivre seule dans cet appartement que connaît si bien Marie, sa presque petite-fille, même si Michka, comme elle la surnomme affectueusement, n’a pas eu d’enfant. Un échec, non, car il compte de fort jolies choses, de l’humour, et tout plein de bonnes idées, comme celle de faire littérature de l’aphasie de la vieille dame, allégeant le poids des ans : « merdi » pour merci, « résignants » pour résidents, ces pages regorgent de trouvailles. Comme celle de faire alterner, sur ladite Michk’, le regard de Marie et celui de Jérôme, l’orthophoniste de l’établissement. Mais savoir dire merci avant qu’il ne soit trop tard, véritable sujet de ce livre, dans le contexte déjà si chargé d’émotions de la fin de vie, c’est prendre le risque de la surabondance. Trop de fictions peuvent tuer la fiction.
Alors qu’en refermant le premier roman, si naturellement intime, d’Emmanuel Sérot, « On va revoir les étoiles », au titre issu d’une image autrement plus incarnée dans le couple des parents du narrateur contemplant le ciel de leur village de Faucon, s’impose, au détriment du premier, la différence entre un brillant savoir-faire et une quête d’exactitude à exprimer le ressenti le plus profond. Or, sur un sujet pareil, voir ceux que l’on aime déchoir, la somme de leurs « petits rétrécissements », comme le dit si bien Sérot en contant la fin d’un couple fusionnel de nonagénaires réunis dans un Ehpad – un de ceux, rares sans doute, qui vous réconcilieraient avec ces structures si décriées –, le processus d’identification n’est pas rien.
Epreuve partagée. Les deux livres racontent le départ de chez soi, les « dernières fois », le quasi-concours d’entrée en Ehpad, épreuve partagée : «Nous faisons des pieds et des mains pour faire admettre nos parents dans des structures que nous détestons avant même de les connaître », écrit Sérot, qui désigne ce lieu comme véritable « dernière demeure ». Son livre, plus proche du récit que du roman, croit-on, partage des vérités parfois premières, avec quelque candeur aussi dans l’introspection du narrateur, mais elles sont précieuses à partager, justes et courageuses. De quoi se souvient-on, avec quoi tient-on le coup, si ce n’est en lâchant un « c’est pas facile, tu sais » à son enfant. Quels sont les gestes qui réconfortent, ce contact physique dont Marie, dans « Les gratitudes », devine qu’elle sentira plus que tout le manque quand son tour viendra.
Chez Delphine de Vigan s’opère l’union de solitudes, chez Emmanuel Sérot la réunion d’une famille nombreuse dans des circonstances finales indicibles ici, mais qui questionnent la très grande
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vieillesse confrontée à la tragédie. Aucun des deux ■ livres ne pèche par optimisme, mais, quand Vigan évoque des « chemins dévastés » et une « route barrée », Sérot parle du « fleuve intérieur » sur lequel son père est embarqué et que suit, tendrement lucide, sa prose fluide. Le sujet est ou sera brûlant pour quasi-tout un chacun, et s’aventurer dans cette région de la vie encore peu explorée, encore si mystérieuse, est entreprise délicate. Frédéric Pommier l’avait compris dans son si joli « Suzanne » (Equateurs). Nul doute qu’un metteur en scène adaptera « Les gratitudes », aux dialogues prêts à l’emploi, avec son jeu à la Tardieu « Un mot pour un autre », qui enchanta le public. On peut préférer, dans cet espace ultime du vivant, une belle simplicité
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« Les gratitudes », de Delphine de Vigan (JC Lattès, 192 p., 17 €).
« On va revoir les étoiles », d’Emmanuel Sérot (Philippe Rey, 188 p., 17 €).