Selfie thérapie, par Kamel Daoud
Grâce à Internet, les Algériens peuvent corriger l’image sinistrée qu’ils avaient d’eux-mêmes.
Algérie : la 3G, la troisième génération contre la génération zéro. On peut donc résumer le soulèvement algérien à l’essentiel : de la fenêtre (Facebook) à la rue. Et du Palais à la porte. La première formule est valable pour la jeune génération, démographiquement majoritaire, des Algériens qui veulent le départ du régime, sa chute, sa fuite, sa reddition sans conditions de transition. La seconde est une variation du slogan national : « Partez tous ! » adressé à Bouteflika, ses frères et leurs milices. « Nous ne sommes plus sur Facebook, nous sommes dans la rue », clamait une banderole durant une marche du vendredi.
En somme, l’affaire algérienne est aussi, surtout, une affaire de Net. Les chiffres des connectés sont spectaculaires, 20 millions selon les sites spécialisés, soit la majorité de la population algérienne.
Cette population a fini par créer une conscience de soi, un moyen de communication, une revendication et un mouvement physique. Basculer du pseudonyme au corps entier, au nom. En face, le régime fait le chemin inverse : il se désincarne, se vide, recule par l’usage du remaniement ministériel ou par l’appel à de nouveaux visages de diplomates internationaux, comme Lakhdar Brahimi, pour tenter la médiation. Il remonte vers le pseudonyme, l’avatar. Le « faux compte », presque. La régence a même trop gardé la main sur les médias publics ou privés, les radios, les télévisions, les espaces publics et les institutions, au point de s’y retrouver enfermée, et ce partage du territoire a fini par lui être défavorable. La révolution se révèle comme un moment politique darwinien : le plus ancien est poussé à disparaître.
On ne mesure pas encore l’effet Internet sur le corps et le corpus de la révolution dans le cas algérien. La 3G a été fatale à la génération des anciens, des décolonisateurs en chef, des apparatchiks du pouvoir. Sur une banderole, on pouvait lire cette affirmation violente et précise: « Vous allez vous confronter à une génération qui vous connaît bien et que vous ne connaissez pas du tout. » Le «vous» désigne, dans sa radicalité, les déconnectés, les historiques, la matrice fermée du régime, le « nous » est générationnel, technique, organisé. L’humour des manifestants vise même juste lorsqu’il explique que le stress de la régence d’Alger est inversement proportionnel au débit : au début des manifestations, le débit Internet est étranglé, souvent par le régime, pour ralentir le flux de l’information et isoler les foules des villes et les leaders des mouvements. Quand les manifestations cessent, le débit revient à la normale. Internet a été la fenêtre dans un pays aux portes fermées. Il a permis de contourner les interdits de la communication et du corps. Aujourd’hui, il dessine le réel et entame la négociation politique. Il est le plus grand parti politique, le champ des mots d’ordre, des témoignages, de la viralité et de la communion.
Dans la foule des centaines de milliers de manifestants, un immense oeil, en centaines de milliers de prunelles : les smartphones. Tout est filmé, mais tout est surveillé, soumis à la vigilance populaire, dénoncé ou célébré. Rien ne peut arriver qui ne puisse être rendu public. Cet immense oeil est aussi le lieu de la célébration du « nous » des jeunes face au « vous » des apparatchiks. Une réappropriation du récit national. Je me filme, je me consacre, je prouve ma vie, je remédie à mon effacement. La révolution se consacre alors par le selfie, comme le couple se consacre par la photo gémellaire.
Le selfie se rehausse au-delà de sa définition narcissique. Il devient témoignage, fait partie d’une histoire collective, épopée. Il sublime le temps, mort autrefois, la quotidienneté. Dans le cas algérien, le selfie vient en contrepoids, en correction d’une image sinistrée de soi, d’une longue indignité. Des dizaines d’exilés, aujourd’hui, prennent l’avion, d’Europe ou d’ailleurs, vers l’Algérie pour un week-end « manif » dans leur ville d’origine. L’idée est de réparer sa propre histoire, l’idée douloureuse que l’on se faisait, depuis si longtemps, de soi. Une thérapie par la rue et le smartphone. Dernier slogan de vendredi brandi par des jeunes à Alger : « Notre histoire, on l’écrira nous-mêmes. » En mode portrait
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Je me filme, je me consacre, je prouve ma vie, je remédie à mon effacement. Une réappropriation du récit national.