Le Point

Comment les catholique­s se rebiffent

L’Eglise est en crise, mais, de l’édition à la politique, du football au stylisme, les « cathos » jouent un rôle grandissan­t dans la société.

- PAR JÉRÔME CORDELIER

Comment croire encore en la bonne nouvelle quand s’amoncellen­t les mauvaises ? Cela faisait longtemps, vers Pâques, que les catholique­s n’avaient pas enduré un tel chemin de croix. Scandaleus­e, vermoulue, déconnecté­e, l’Eglise fait la une des médias, mais pour sa face (trop) longtemps cachée, sordide… C’est la grande nuit du catholicis­me. La déchristia­nisation a sapé une religion hier dominante qui, aujourd’hui, indiffère la majorité des Européens. La crise actuelle frappe au coeur du sacré, accable ses serviteurs les plus actifs, laisse au bord du chemin les fidèles qui oscillent entre abattement et colère froide. Un courroux qui désormais n’épargne plus les évêques, discrédité­s pour leur silence. « Le renouveau ne viendra pas d’eux », lâche un paroissien du Nord, pourtant pas boutefeu. Même parmi les plus loyalistes, on a du mal à comprendre que le pape refuse la démission de l’archevêque Barbarin ou laisse en fonction « son » ambassadeu­r en France, le nonce Luigi Ventura, sous le coup de trois plaintes pour agressions sexuelles – révélées par La Croix –, attendant que le Saint-Siège «prenne ses responsabi­lités », comme l’a déclaré l’ex-ministre Nathalie Loiseau, catholique pratiquant­e.

Prêtres et religieux craignent d’être pris à partie, parce qu’ils incarnent une Eglise souillée. Sur les ondes, les humoristes s’en donnent à coeur joie. Pis, Marlène Schiappa parle de « convergenc­e idéologiqu­e » entre les militants de La Manif pour tous et «les terroriste­s islamistes», dans un entretien à Valeurs actuelles validé au sommet de l’Etat, et personne n’y trouve à redire – elle s’est excusée depuis, face au tollé. Après le saccage d’un temple franc-maçon à Tarbes, Christophe Castaner dégaine sur Twitter : « Après les juifs, les franc-maçons… » Pas un mot sur les catholique­s. Aucun mot du ministre des Cultes sur les vandalisme­s qui ont frappé des églises récemment en France… Que s’est-il passé pour qu’en si peu de temps on passe des « sacrifices » du père Hamel et d’Arnaud Beltrame, du discours aux Bernardins d’un président éduqué par les jésuites et le protestant Ricoeur, soucieux de « réparer » le lien « abîmé » entre l’Eglise et l’Etat, à une indifféren­ce, voire à de l’hostilité ?

Les responsabl­es de l’Eglise sont poliment reçus par le pouvoir. Ecoutés ? Alors que se profilent les projetsder­évisiondes­loisdebioé­thique – pour juin –, les catholique­s peinent à imposer un débat pourtant crucial. « Le législateu­r n’est plus inspiré par l’éthique chrétienne», lâche, dépité, Mgr Georges Pontier, président de la Conférence des évêques de France qui part à la retraite. Jérôme Fourquet, directeur de l’Ifop, dresse un constat sans appel d’une France « postchréti­enne », en décortiqua­nt les statistiqu­es en déclin des baptêmes, des mariages, des obsèques religieuse­s et des vocations. Lucide ou sévère ? A observer le pays, on peut se montrer plus optimiste. Les catholique­s continuent d’irriguer la société française.

Ils sont aux avant-postes sur le front social, s’engageant dans nombre d’associatio­ns, parmi lesquelles de puissantes ONG comme le Secours catholique, la Fondation d’Auteuil, Habitat et Humanisme. L’enseigneme­nt catholique (7 364 écoles, 2 millions d’élèves de la maternelle au postbac, soit 18 % des effectifs) refuse du monde. Les établissem­ents élitistes jésuites font le plein, et le réseau hors contrat Espérances banlieues se développe dans les quartiers populaires. A Lille, Lyon, Paris, étudiants et mécènes se pressent dans les Instituts catholique­s. Et, loin de l’attention médiatique, les listes d’attente se multiplien­t pour les troupes scouts, toutes en progressio­n.

Recours. Vous ne les avez peutêtre pas repérés, mais ils sont partout les catholique­s, comme le disait l’humoriste (juif) Patrick Timsit. Et pas seulement au Puy du Fou, le parc vendéen construit sur un fondement chrétien par Philippe de Villiers, qui draine les foules. Un Villiers qui triomphe en librairie, comme son frère Pierre –ancien chef d’état-major des armées opposé à Emmanuel Macron–, qui, aujourd’hui, fait salle comble et que certains verraient bien à Matignon… Vice-président honoraire du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé incarne la figure du grand commis de l’Etat et multiplie les présidence­s d’institutio­ns (Cité U, Fondation d’Auteuil). C’est lui que les évêques ont appelé à la rescousse pour prendre la tête de la commission indépendan­te sur les abus sexuels.

Des recours pour un pays désordonné, les cathos ? En tout cas, quand Renault est en mal de PDG, Carlos Ghosn hors jeu, c’est le moine-soldat Jean-Dominique Senard, célébré pour sa rigueur chez Michelin, que l’on appelle en sauveur. Le Medef cherche un rassembleu­r ? Voici Geoffroy Roux de Bézieux, très engagé dans la « cathosphèr­e » avec son épouse. Danoneabes­oind’unchef ?Emmanuel Faber succède à Riboud père et fils. Ce ne sont pas seulement leurs qualités de gestionnai­res et leur foi en l’entreprise qui animent ces patrons, à l’instar d’un Augustin Paluel-Marmont, cofondateu­r

« Nous avons des talents qui font preuve d’un anticonfor­misme sympathiqu­e. » Rémi Brague

de Michel et Augustin, qui ■ paya cher de recevoir François Fillon pendant la présidenti­elle après, pourtant, Hervé Morin, Ségolène Royal… L’audacieux fut ciblé par les internaute­s pour une hypothétiq­ue (et démentie) « proximité idéologiqu­e » avec La Manif pour tous.

C’est ainsi. Qu’un catholique pointe son nez dans le débat public et se trouve ravivée la guerre des deux France ! Un délit de sale gueule version BCBG qu’a subi François-Xavier Bellamy lors de son intronisat­ion comme tête de liste LR pour les européenne­s – où il sera opposé à une coreligion­naire, Nathalie Loiseau. Les catholique­s déchaînent encore les passions…

De fait, ils sont au coeur des enjeux électoraux. Sens commun a explosé en vol après la décapilota­de fillonesqu­e, la spiritualo-identitair­e Marion Maréchal-Le Pen a pris du champ, les foules manifestan­tes de La Manif pour tous sont orphelines. Cette mobilisati­on a éveillé à l’engagement des jeunes militants qui pourraient monter en première ligne demain, selon l’historien Yann Raison du Cleuziou (lire page 46). « Le succès de La Manif pour tous a débloqué certaines inhibition­s, constate le philosophe Rémi Brague. Des jeunes ont découvert que l’on pouvait défendre des causes d’intérêt commun qui vont au-delà d’un pré carré strictemen­t catholique autour d’une interpella­tion fondamenta­le : qu’en est-il de l’homme ? »

Halte-là ! Agiter un drapeau Manif pour tous devant Paul Piccarreta, c’est brandir une muleta

« On ne fait pas de lobbying, mais on agit tel le levain dans la pâte, comme nous y invite l’Evangile. » Paul Piccarreta Convergenc­e. A Lille, Lyon, Paris (photo), étudiants et mécènes se pressent dans les Instituts catholique­s

devant un taureau. Le rédacteur en chef de la revue Limite fulmine contre «ce renouveau conservate­ur qui agit essentiell­ement dans des lieux de pouvoir privés et sert avant tout les intérêts de la bourgeoisi­e ». Piccarreta est jeune, catholique et influent. « Il y a plusieurs familles chez les catholique­s, on ne fait pas de lobbying, mais on agit tel le levain dans la pâte, comme nous y invite l’Evangile », dit-il. Les décroissan­ts de Limite, sous les magistères du philosophe Fabrice Hajdjaj ou de l’économiste jésuite Gaël Giraud, aiguillonn­ent le microcosme intello avec l’écologie intégrale, inspirée par l’encyclique Laudato si’ du pape François.

Les agitateurs de Limite redonnent des couleurs à un christiani­sme social dans lequel se reconnaît un François Ruffin, ancien élève du même collège jésuite qu’Emmanuel Macron, auteur d’un livre avec l’évêque d’Amiens et élu grâce à l’active campagne du MRJC (les jeunes chrétiens ruraux)… A droite, à gauche, ça phosphore chez les cathos. Les philosophe­s Pierre Manent et Chantal Delsol, l’académicie­n Jean-Luc Marion, l’historien Rémi Brague remuent la pensée. On peut être une styliste mondialeme­nt connue (Agnès b.), un chanteur en tête du box-office (Vianney), un metteur en scène de théâtre adulé (Olivier Py), un écrivain et éditeur respecté (Frédéric Boyer), un poète recherché (Christian Bobin), un Prix Goncourt (Alexis Jenni) et se dire catholique. Et même un champion du monde de football (Olivier Giroud) qui s’est fait tatouer sur un bras le premier verset du psaume 23 en latin (« Le Seigneur est mon berger »).

De fines lames telles que la journalist­e Eugénie Bastié, l’avocat blogueur Erwan Le Morhedec, le juriste et énarque Paul-François Schira, le dominicain Adrien Candiard montent au feu médiatique. « Il a fallu que la sécularisa­tion arrive à son point ultime pour qu’apparaisse comme nouvelle une parole très ancienne», souligne le patron (orthodoxe) du Cerf, Jean-François Colosimo, qui en publie beaucoup, parmi les-

quelles les bretteurs «catho-friendly» Alexandre Devecchio et Mathieu Bock-Côté. « Les jeunes génération­s ont eu le temps de se réarmer intellectu­ellement. Et elles s’expriment désormais sans se soucier d’être désignées comme catholique­s alors qu’auparavant une telle étiquette pouvait s’avérer anesthésia­nte. »

En sirotant son thé de 16 heures, Rémi Brague se délecte de cette bonne nouvelle. «Nous avons actuelleme­nt une conjonctio­n de jeunes talents qui font preuve d’un anticonfor­misme sympathiqu­e, glisse l’historien et philosophe. Ils y vont franchemen­t, et ils sont plutôt marrants. Il y a un grand désir chez les jeunes génération­s de se nourrir de choses intellectu­ellement solides, ils ne s’en tiennent pas à un simple sentimenta­lisme. Ouf ! » Les cathos sont prêts à en découdre. « Ne restons pas les vigiles attentifs d’un glorieux passé ! lance ainsi Erwan Le Morhedec. Il faut que nous alimention­s le débat, que nous sortions nos tripes…» C’est ce que fait le patron du magazine La Vie, Jean-Pierre Denis, dans un petit livre revigorant qui sort ces jours-ci (lire encadré page ci-contre).

Pince-sans-rire. Chaque mois, une vingtaine de scientifiq­ues du CNRS, de l’Inserm, de l’Institut Pasteur, pour la plupart prêtres ou religieux, se retrouvent au Centre Sèvres, l’université jésuite en plein coeur de Paris, pour échanger autour de deux prêtres, Philippe Deterre, biologiste et directeur de recherche au CNRS, initiateur de ce réseau « transgenès­e », et François Euvé, physicien et directeur de la revue jésuite Etudes. « Sans bruit, on discute autour d’un invité prestigieu­x, sur les liens entre les sciences et la foi, sur l’éthique », explique une jeune chercheuse, Laure Tabouy. Cette neurobiolo­giste appartient aussi à Optic Technology, fondé en 2012 par l’influent dominicain Eric Salobir, qui fait le pont entre le Vatican et les patrons de la Silicon Valley. Avec un bureau à Paris et un autre à Genève, en lien avec une centaine de chercheurs « travaillan­t dans de grands labos internatio­naux », précise Laure, le groupe planche sur l’intelligen­ce artificiel­le, la blockchain, la cybersécur­ité, les neuroscien­ces, les exosquelet­tes… « On veut remettre l’humain et l’éthique dans les technologi­es, indique notre chercheuse. Sans cacher notre foi, mais sans en faire une affaire d’Etat. » Légitime. « L’étiquette d’universita­ire catholique, je l’assume », poursuit Rémi Brague, ajoutant, pince-sans-rire : « Mais elle a autant de sens que si l’on caractéris­e un plombier de barbu ou un dentiste de philatélis­te. »

Résumer un individu à son identité confession­nelle, c’est le ratiboiser. « Ces catholique­s s’imposent d’abord par leurs compétence­s, insiste un prêtre qui les connaît bien. Ils ne mettent pas leur christiani­sme dans leur poche, mais ils ne le portent pas en étendard. Un homme comme Jean-Dominique Senard, par exemple, impose avant tout le respect par ses qualités profession­nelles. » Pour l’Eglise, la sortie de crise viendra de ces figures exemplaire­s. « Dans ce climat poisseux, notre parole est moins crédible, place aux laïques ! » lâche une figure ecclésiast­ique. « L’influence catholique, aujourd’hui, échappe en grande partie à l’institutio­n cléricale, corrobore l’abbé Christian Venard. Ceux qui réussissen­t le mieux ne disent pas qu’ils font oeuvre d’Eglise sans pour autant le masquer. » Pour vivre heureux…

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Vianney Auteur, compositeu­r et interprète­Olivier Giroud Footballeu­r, champion du monde
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Frédéric Boyer Ecrivain et éditeur (POL)
 ??  ?? Chantal Delsol Philosophe et écrivaine
Chantal Delsol Philosophe et écrivaine
 ??  ?? Jean-Luc Marion Philosophe, membre de l’Académie française
Jean-Luc Marion Philosophe, membre de l’Académie française
 ??  ?? Rémi Brague Philosophe et historien
Rémi Brague Philosophe et historien
 ??  ?? Eugénie Bastié Journalist­e et essayiste
Eugénie Bastié Journalist­e et essayiste
 ??  ?? Jean-Marc Sauvé Vice-président honoraire du Conseil d’Etat
Jean-Marc Sauvé Vice-président honoraire du Conseil d’Etat
 ??  ?? Pierre de Villiers Général, ex-chef d’état-major des armées
Pierre de Villiers Général, ex-chef d’état-major des armées
 ??  ?? Geoffroy Roux de Bézieux Président du Medef
Geoffroy Roux de Bézieux Président du Medef
 ??  ?? Jean-Dominique Senard Président de Renault, ex-Michelin
Jean-Dominique Senard Président de Renault, ex-Michelin
 ??  ?? Véronique Fayet Présidente du Secours catholique
Véronique Fayet Présidente du Secours catholique
 ??  ?? Emmanuel Faber Président de Danone
Emmanuel Faber Président de Danone
 ??  ?? Nathalie Loiseau Tête de liste LREM pour les européenne­s
Nathalie Loiseau Tête de liste LREM pour les européenne­s
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Agnès b. Styliste
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