Ocasio-Cortez, terreur du Capitole
Cette toute jeune élue démocrate révolutionne les codes politiques. Portrait.
Pour ses premiers pas à Washington, Alexandria Ocasio-Cortez a convié ses millions de supporteurs à la suivre dans les coulisses du Congrès. « Regardez ça, c’est pas mignon ? » s’extasie, devant un cabas bleu, la nouvelle élue à la Chambre des représentants. Il contient les « cadeaux » de bienvenue: téléphone et tablette sécurisés. Dans son sillage, ils découvrent le système d’attribution des bureaux par loterie, l’enveloppe budgétaire accordée à chaque député – 1,2 million de dollars – tout en explorant le Capitole. « Eh ! les gars, y a des tunnels souterrains secrets », confie-t-elle avec un air de conspiratrice. Ils ont même droit à la lessive. « Le truc qu’on ne vous dit pas quand on se présente au Congrès, c’est que vos fringues sentent mauvais tout le temps », explique-t-elle en refermant la porte de la machine à laver. Las! ses électeurs ne peuvent pas aller fourrer leur nez dans le linge sale pour vérifier. La visite guidée se déroule en fait par l’intermédiaire d’Instagram. Qu’importe ! Les fans adorent. « J’ai appris plus de détails sur le fonctionnement de la Chambre ces deux dernières semaines que pendant les vingt années précédentes », tweete l’un deux. Tous les hommes politiques aux Etats-Unis utilisent Instagram et Facebook, mais aucun n’a la maestria d’AOC, comme on la surnomme. Ce n’est pas son seul talent.
Cette ex-serveuse totalement inconnue a déboulé sur la scène nationale au printemps dernier. Elle a détrôné à New York un puissant démocrate sortant lors des primaires et est devenue en novembre, à 29 ans, la plus jeune élue de la Chambre. Dans la foulée, Alexandria Ocasio-Cortez, qui se vante d’être une « socialiste », autant dire une « rouge » pour bon nombre d’Américains, a réussi à imposer au parti des idées jusque-là politiquement suicidaires et s’est muée en égérie de la gauche. Pas mal après trois mois seulement au Congrès.
« Une femme comme moi n’est pas supposée briguer un siège », disait-elle dans une vidéo de campagne. Fille d’une mère portoricaine et d’un père petit entrepreneur, elle quitte le Bronx très jeune avec sa famille pour la banlieue de New York. Les écoles y sont meilleures. La jeune Alexandria se distingue en gagnant le deuxième prix d’une compétition scientifique au lycée. En guise de récompense, son nom est attribué à un astéroïde. Après des études à l’université de Boston, elle travaille comme éducatrice à New York, mais la mort prématurée de son père, à 48 ans, l’oblige à bosser dans un restaurant mexicain. En 2016, elle participe à la campagne de Bernie Sanders, l’adversaire d’Hillary Clinton lors des primaires. La politique l’a toujours passionnée et elle accepte, lorsqu’un groupe l’approche, de se présenter dans la 14e circonscription. On ne lui donne aucune chance. Son opposant Joseph Crowley, un ponte du parti en place depuis vingt ans, paraît indéboulonnable. AOC, habilement, le dépeint comme un type qui n’a rien de commun avec ses électeurs du Bronx, où il ne réside même pas. « Tous les démocrates ne se ressemblent pas », commente-t-elle dans un clip, avant d’ajouter d’une voix vibrante : « Un élu qui n’envoie pas ses enfants dans nos écoles, ne boit pas notre eau ou ne respire pas notre air ne peut vraiment pas nous représenter… » Elle l’emporte contre toute attente. Elle n’est pas la seule, parmi la nouvelle génération issue des élections de mi-mandat, à afficher des idées habituellement réservées à la frange gauchiste. La hausse des
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Près de 4 000 personnes l’ont regardée, sur Instagram, préparer une soupe aux haricots tout en répondant à leurs questions.
inégalités dues à la crise financière ■ de 2008, la politique de l’administration actuelle, outrageusement favorable aux grands intérêts, et surtout la frustration à l’égard du Parti démocrate, jugé trop frileux, trop centriste, trop prompt au compromis, ont fait émerger des émules de Bernie Sanders, qui ont repris allègrement son programme révolutionnaire –un salaire minimum de 15 dollars, l’université gratuite, une assurance santé à la française… Mais leur modèle, c’est Donald Trump. Il a montré qu’on pouvait inspirer la base et se faire élire en défendant haut et fort une vision hardie, voire iconoclaste, à l’encontre de celle de l’establishment républicain.
Bête noire. Et des idées ambitieuses, AOC n’en manque pas. Avant même d’avoir mis les pieds à Washington, elle joue les trublions et pousse le parti vers la gauche. Elle a inspiré, par exemple, un débat sur la taxation des hauts salaires en proposant de doubler à 70% le taux marginal d’imposition pour les revenus de plus de 10 millions de dollars. Elle a surtout lancé le Green New Deal, un plan destiné à lutter contre le réchauffement climatique et à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030. Quoique très vague, la proposition a eu un retentissement considérable et quasiment tous les candidats à la présidentielle la soutiennent.
Ce n’est pas juste une question de charme. La jeune femme se sert aussi brillamment des réseaux sociaux – elle compte plus de 6 millions de fans entre Twitter et Instagram – pour amplifier son message. Elle y aborde des sujets importants–ses recettes de beauté –, voire très importants : le comportement inhumain de l’Agence de la police des frontières envers les migrants. En novembre 2018, près de 4 000 personnes l’ont regardée un soir, à travers un chat Instagram, préparer dans sa cuisine une soupe aux haricots tout en répondant, entre deux considérations culinaires, à leurs questions. « Alexandria Ocasio-Cortez est un génie du marketing des réseaux sociaux… Son fil Instagram est une grande leçon de création d’une marque politique », affirme Antonio Garcia Martinez, un spécialiste de la technologie. A tel point que ses collègues de la Chambre lui demandent des cours !
Elle sait également rendre accessibles des sujets a priori peu excitants. La vidéo de sa démonstration au Congrès sur les abus du financement des campagnes est devenue le clip politique le plus regardé de l’Histoire sur Twitter. « Faisons un jeu, lance-t-elle aux experts, un peu sidérés, venus témoigner. Imaginons que je sois un candidat ripou prêt à tout pour se faire élire et s’enrichir. » S’ensuit une série de cas concrets, avec une conclusion accablante : aucune loi aux Etats-Unis n’empêche un élu d’être acheté par des lobbys. Et, lors de la comparution de l’avocat de Donald Trump à la Chambre, elle a été l’une des rares à poser des questions pertinentes, demandant par exemple si le président gonflait ses actifs dans les contrats d’assurance. « Elle est allée droit au but de manière admirable et lui a soutiré de nouvelles informations importantes », estime Michael Cornfield, professeur à l’université George-Washington, qui voit en elle « un prodige politique ».
Pas étonnant qu’elle ait déclenché une frénésie médiatique. La prestigieuse émission « 60 minutes » lui a consacré une séquence. Netflix, un documentaire, d’autres ont fait le portrait de son petit ami, un rouquin employé dans le marketing, et sa marque préférée de rouge à lèvres est en rupture de stock. Sa célébrité, elle la doit aussi aux républicains, qui en ont fait leur bête noire. A les entendre, c’est la réincarnation combinée de Che Guevara et de Trotski. Ils se moquent de ses tenues, écorchent son nom, l’ont huée lors de son premier vote à la Chambre… Au CPAC, la conférence des conservateurs, Sebastien Gorka, un ex-conseiller de la Maison-Blanche, a comparé le Green New Deal à une pastèque : « Vert à l’extérieur, rouge vif communiste à l’intérieur », et a accusé AOC et sa clique gauchiste de vouloir « piquer votre pick-up, reconstruire votre résidence… C’est ce dont Staline a rêvé sans y arriver ». Lorsque Amazon a annoncé qu’il abandonnait son projet d’établir son siège à New York, des conservateurs ont loué, en plein Times Square, un énorme panneau d’affichage avec la phrase : « Merci pour rien AOC. 25 000 emplois perdus,12 milliards d’activité économique envolés…» La jeune femme a certes critiqué les généreuses subventions accordées par la municipalité mais n’est pour rien dans le retrait d’Amazon.
Cette « hystérie » atteint un « niveau hors de contrôle », avoue-t-elle dans The New Yorker.« C’est dangereux et même effrayant » d’être constamment «le méchant
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« Je suis persuadée que ce système – le capitalisme américain – est en phase terminale. Les gens travaillent soixante, voire quatre-vingts heures par semaine, et ils n’arrivent pas à nourrir leur famille. » (Mai 2018)