Modèles enfin visibles
Au musée d’Orsay, l’exposition « Le modèle noir » redonne un nom et une histoire à ceux qui posèrent pour Géricault, Matisse, Manet et bien d’autres.
« L ’art doit découvrir et révéler la beauté que les préjugés et la caricature ont recouverte. » Cette citation du penseur noir américain Alan Locke (1885-1954), en exergue du catalogue de l’exposition du musée d’Orsay, en définit parfaitement l’intention. Elle est fort utile. Car un titre comme « Le modèle noir » pose d’emblée question. Pour bien comprendre l’enjeu d’un parcours-événement qui expose les représentations des Noirs dans les oeuvres d’art majeures de la Révolution au début du XXe siècle, de Géricault à Matisse, il faut revenir à son point d’ancrage américain : l’exposition, à la Wallach Art Gallery, au sein de l’université Columbia de New York, l’automne dernier, consacrée au « Modèle noir de Manet et Matisse à nos jours », axée sur la représentation de la femme noire. Sa commissaire, Denise Mur- rell, chercheuse de la Fondation Ford, est l’auteure d’une thèse sur Laure, le modèle noir de Manet, née du constat suivant: tout le monde connaît «Olympia » et le scandale que l’oeuvre a déclenché en 1865 (voir encadré). Mais que sait-on, dans une histoire occidentale de l’art dont les Blancs constituent l’essentiel, de cette servante noire qui tient le bouquet de la prostituée ? Cette Laure dont Manet écrit, sur un autographe que dévoile Orsay, « très belle négresse, rue Vintimille, 11, au 3e » ? Au cours de ses recherches, Denise Murrell découvre comment le peintre fait oeuvre de modernité – on est peu après l’abolition définitive de l’esclavage (1848) – en représentant une femme noire hors des clichés, ancrée dans le Paris de son époque, puisque ces modèles noirs vivaient fréquemment dans les mêmes quartiers métissés que les artistes pour lesquels ils posaient. L’histoire de l’art devient source documentaire sur la vie de ces Parisiens et Parisiennes noirs au XIXe siècle, et, au-delà d’une Jeanne Duval, d’un Alexandre Dumas ou, plus proche de nous, d’une Joséphine Baker, puisque l’exposition court jusqu’aux années 1950, toute une population méconnue paraît. «Le modèle était une porte d’entrée pour approcher la condition noire », résume Isolde Pludermacher, conservatrice en chef au musée d’Orsay, cocommissaire de l’exposition avec Cécile Debray, Stéphane Guéguan et Denise Murrell. La chance était donnée de faire entrer dans l’histoire ces citoyens – et pas seulement des modèles professionnels, que les peintres, sculpteurs (Cordier), photographes (Nadar) ont immortalisés.
Ce parcours parisien, extrêmement documenté, s’oppose aux visions stéréotypées sur les Noirs. Celles-ci ont, ces dernières années, fait l’objet d’expositions majeures pour dénoncer les «zoos humains» ou la vision des corps noirs dans le contesté mais indispensable « Sexe, race et colonies » (La Découverte), qui sonde jusqu’à la nausée l’imagerie issue de la domination coloniale dans les mêmes périodes. En postface du catalogue du « Modèle noir », l’un des auteurs de ce livre, l’historien Pascal Blanchard, cosigne avec Lilian Thuram un texte en contrechamp pour
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■■■ rappeler justement que la vision artistique des Noirs beaucoup plus nuancée proposée par Orsay ne doit pas occulter qu’au même moment, dans ce XIXe siècle d’une grande violence historique, ils étaient perçus comme des sauvages. Là n’est pas le propos du musée : « Ce qu’on voit en peinture, sculpture, photographie est beaucoup plus subtil que les messages pesamment racistes, les représentations populaires, évidemment indéniables et montrées par des expositions précédentes. La vision développée par les artistes des personnes noires, identifiées alors comme liées directement ou indirectement à l’Afrique, dans l’espace de la France impériale qui va se dilater en Afrique, Antilles, etc., est plus respectueuse, plus humaine et plus intéressante, explique l’historien de la condition noire Pap Ndiaye, conseiller scientifique de l’exposition. Leur vie ne se résume pas aux caricatures publicitaires et coloniales du début du XXe. »
Orsay a élargi le focus américain de Denise Murrell en faisant commencer l’exposition à la période charnière de la première abolition de l’esclavage (1794), où des Noirs affranchis deviennent députés (Jean-Baptiste Belley peint par Girodet, visible à Versailles). « On ne pouvait pas, explique Pap Ndiaye, évacuer la question de l’esclavage, sur laquelle les Américains, eux, ont beaucoup travaillé. La France, elle, est très en retard. » D’où le choix de Géricault, peintre engagé pour l’abolition. Avec son « Radeau de la Méduse » (1818) entre en scène un des modèles les plus célèbres de l’histoire des modèles (et pas seulement noirs) : Joseph (voir encadré). « Natif de Saint-Domingue [première république noire indépendante en 1804 sous le nom d’Haïti, fil rouge de l’exposition, NDLR], il a même son entrée dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe de Larousse», précise Isolde Pludermacher, qui a documenté cette figure passionnante qui « n’a jamais été qualifiée dans les documents de l’époque par sa couleur de peau ».
Dans cette fresque artistique, sociale, anthropo-
Avec « Le radeau de la Méduse », de Géricault, entre en scène un des modèles les plus célèbres : Joseph.
logique qui privilégie les individus et le rapport de l’artiste au modèle, Orsay décline une riche palette de situations singulières : à commencer, dès 1800, par le tableau d’ouverture, ce « Portrait de Madeleine », initialement intitulé « Portrait d’une négresse », puis « Portrait d’une femme noire ».
Renommer. Le cartel du tableau indique ces changements successifs de titre, objet de longues discussions au sein de la nombreuse équipe de l’exposition. « J’ai écrit à mes confrères directeurs de musées, Louvre, Quai Branly, etc., pour les informer de la décision que nous avions prise de renommer certaines oeuvres au regard de l’évolution de la société, et tous ont été d’accord avec cette démarche, qui n’aurait pas été envisageable il y a dix, voire cinq ans », confie Laurence des Cars, présidente des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Ce portrait est l’oeuvre d’une femme, Marie-Guillemine de Laville-Leroux, qui peint la domestique de son beau-frère, un colon de Guadeloupe, lors d’un court séjour familial à Paris. Nous sommes en 1800. Elève de David, l’artiste peint son modèle dans un style académique, la servante ayant un côté Récamier que souligne Anne Lafont, qui a consacré une étude à cette « Africaine au Louvre en 1800 ». Récamier enrubannée de bleu, blanc et rouge, et… le sein dévoilé comme Marianne. Si le regard sur le corps noir potentiellement exploité demeure, Orsay veut faire bouger les lignes.
Qui sont-ils, ces modèles ? Chacune, chacun mérite de s’y arrêter pour pénétrer par eux cette société française au fil des décennies. Repérer des vies, comme l’a fait Isolde Pludermacher derrière ces photos de Nadar, à propos de « Maria l’Antillaise », qui serait la chanteuse cubaine Maria Martinez, dite « la Malibran noire », dont le parcours extraordinaire a inspiré l’écrivaine Marie Ndiaye (voir encadré).
La dernière étape, auprès de Matisse, montre une source d’inspiration peu connue de l’artiste, voyageant à New York dans les années 1930, galvanisé par l’énergie créative du mouvement Harlem Renaissance. Comme Manet, voyageant à Rio adolescent, découvrit les marchés aux esclaves, Matisse voit ce monde créolisé et, au retour, peindra, parmi d’autres, Carmen, l’Haïtienne, modèle des superbes études pour « Les fleurs du mal », mais aussi Aïcha Goblet, qu’immortalisera Félix Vallotton. Cette première historique dans une grande institution nationale où les beaux-arts s’intéressent à la présence noire rejoint les recherches outre-Atlantique avec modération, mais marque un vrai tournant. Le musée du XIXe siècle rend ici visibles ceux qui ne se contentèrent pas de « figurer », silencieux, dans cette France, mais en furent actrices et acteurs pleinement présents
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