Le Point

La Torre, infernal !

Rencontre avec le feu follet Antonio de la Torre, éblouissan­t en captif politique dans « Compañeros » et nouvelle star du cinéma espagnol.

- PAR VICTORIA GAIRIN

«On peut parler de Gérard Depardieu ? » La propositio­n est pour le moins inattendue. « Quand je viens en France, je pense à lui. » Et de nous raconter dans un débit difficile à suivre une histoire truffée de gags et d’anecdotes autour d’un film tourné en 2014 sur la Fifa, « United Passions » – quel titre ! –, qui, finalement, n’aura pas la chance de sortir en salles. « Il m’a invité à répéter notre scène chez lui et là, je me suis dit, merde, comment on s’habille pour aller chez Gérard Depardieu ? En smoking ? Comme pour monter les marches à Cannes ? Je sonne, et c’est un type en caleçon et en chaussette­s qui m’ouvre la porte. Qu’est-ce qu’on a ri ! » Antonio de la Torre est un phénomène. A 51 ans, la star du cinéma espagnol, qui a tourné avec les plus grands – Pedro Almodovar, Steven Soderbergh, Alberto Rodriguez… – est encore peu connu chez nous. Les deux films qui sortent en France – «Compañeros », du réalisateu­r urugayen Alvaro Brechner, et « El Reino », de l’Espagnol Rodrigo Sorogoyen (« Que Dios nos perdone », produit en 2016) – devraient remédier à cette injustice. Dans le premier, Antonio de la Torre incarne José « Pepe » Mujica, guérillero tupamaro, enfermé et torturé pendant douze ans par la dictature militaire au pouvoir en Uruguay, entre 1973 et 1985, et devenu président de la République à l’âge de 75 ans. Dans le second (en salles le 10 avril), il est Manuel Lopez-Vidal, un homme politique espagnol influent, corrompu jusqu’à la moelle et rattrapé par ses démons.

Deux rôles, deux films qui explorent, chacun à sa façon, les turpitudes et les noirceurs de l’âme humaine. « Pourquoi fait-on ce métier, si ce n’est pour faire l’expérience de tous les états d’âme possibles ? s’interroge l’Andalou feu follet. C’est comme une grande enquête. Il faut se documenter, rencontrer des tas de gens, puis s’approprier l’histoire pour mieux la transmettr­e. On n’est pas loin du journalism­e, en somme. C’est ce que j’adore dans le job. » Père de famille bourru, incapable de communique­r avec ses deux filles adolescent­es dans « La Isla Minima » (2014), vengeur froid, méthodique, taciturne dans « La colère d’un homme patient » (2016), flic timide et bègue dans « Que Dios nos perdone » et maintenant prisonnier politique. Mais «Compañeros » est tout sauf un film historique ou une im-

mersion dans le milieu carcéral. C’est un voyage poétique existentie­l, le récit kafkaïen de la lutte intime pour ne pas sombrer dans la folie. Pour explorer les ressorts psychologi­ques de l’enfermemen­t, les conséquenc­es de la torture, Antonio de la Torre a perdu seize kilos et rencontré à plusieurs reprises l’ancien président de l’Uruguay. « Malgré ce qu’il a vécu, c’est un homme qui garde beaucoup d’humour. Il se compare souvent à Cervantès. S’il n’avait pas fait de prison, peut-être n’aurait-il pas écrit “Don Quichotte” ? Pour Mujica, il y a deux options pour faire face à la conscience de notre finitude : croire ou en rire ! »

Lionel Jospin. L’acteur, qui, avant d’accéder aux rôles sombres et tourmentés, a d’abord joué dans des comédies espagnoles, a définitive­ment choisi son camp. Il enchaîne les blagues puis se concentre de nouveau, s’enquiert de la situation politique en France. « Au fait, Lionel Jospin, il devient quoi au juste ? » Pour préparer « El Reino », thriller politique génial – qui a remporté sept goyas, dont ceux du meilleur acteur et du meilleur réalisateu­r –, il a rencontré des dizaines d’hommes politiques, des journalist­es, des lobbyistes… « La corruption est le cancer de nos démocratie­s, c’est ce que dénonce le film. Tout ce fric dont on a cruellemen­t besoin et qui ne sert qu’à engraisser ceux qui sont déjà gras ! » Au rythme effréné de la formidable bande-son du compositeu­r français Olivier Arson (qui avait déjà travaillé sur « Que Dios nos perdone ») et sur fond de mensonges, de trahisons, de coups montés et de paranoïa, on est embarqué avec Manuel Lopez-Vidal dans l’engrenage infernal de la chute politique. Mais déjà Antonio de la Torre est ailleurs. Il évoque sa jeunesse à Madrid, la découverte du cinéma français en VO. Audiard, Rohmer, Sautet, Téchiné… « Dites, vous pouvez dire à Juliette Binoche que je veux jouer avec elle ? » A bon entendeur…

« Compañeros », en salles ; « El Reino », en salles le 17 avril.

 ??  ?? ★★★★☆« Compañeros » C’est l’histoire d’une longue nuit. Entre 1973 et 1985, José « Pepe » Mujica, Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernandez Huidobro ne verront pas le jour. Opposants à la dictature militaire qui a pris le pouvoir en Uruguay, ils sont enfermés dans des puits, des cellules minuscules, privés de nourriture, de lumière et de sommeil. Après « Sale temps pour les pêcheurs » (2009) et « Mr. Kaplan» (2014), Alvaro Brechner s’attaque avec brio à l’histoire de ces trois détenus devenus, respective­ment, président de l’Uruguay, journalist­e et ministre de la Défense. Incarné par trois acteurs époustoufl­ants (Antonio de la Torre, Chino Darin et Alfonso Tort), ponctué de touches d’humour salutaires, le film – plus poétique qu’historique – nous embarque aux confins de la folie, dans le labyrinthe de la conscience et de la résilience. Vertigineu­x.
★★★★☆« Compañeros » C’est l’histoire d’une longue nuit. Entre 1973 et 1985, José « Pepe » Mujica, Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernandez Huidobro ne verront pas le jour. Opposants à la dictature militaire qui a pris le pouvoir en Uruguay, ils sont enfermés dans des puits, des cellules minuscules, privés de nourriture, de lumière et de sommeil. Après « Sale temps pour les pêcheurs » (2009) et « Mr. Kaplan» (2014), Alvaro Brechner s’attaque avec brio à l’histoire de ces trois détenus devenus, respective­ment, président de l’Uruguay, journalist­e et ministre de la Défense. Incarné par trois acteurs époustoufl­ants (Antonio de la Torre, Chino Darin et Alfonso Tort), ponctué de touches d’humour salutaires, le film – plus poétique qu’historique – nous embarque aux confins de la folie, dans le labyrinthe de la conscience et de la résilience. Vertigineu­x.
 ??  ?? Habité. Dans « Compañeros », Antonio de la Torre (à dr.) incarne « Pepe » Mujica, opposant à la dictature militaire en Uruguay (ci-dessous).
Habité. Dans « Compañeros », Antonio de la Torre (à dr.) incarne « Pepe » Mujica, opposant à la dictature militaire en Uruguay (ci-dessous).
 ??  ?? Engrenage. Autre facette de son jeu d’acteur, dans « El Reino », de Rodrigo Sorogoyen, Antonio de la Torre (à dr.) interprète Manuel LopezVidal, homme politique pris au piège de la corruption.
Engrenage. Autre facette de son jeu d’acteur, dans « El Reino », de Rodrigo Sorogoyen, Antonio de la Torre (à dr.) interprète Manuel LopezVidal, homme politique pris au piège de la corruption.

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