Le Point

Sous la lady, la punk

Posy Simmonds, illustratr­ice star du Guardian, nous a reçu à Londres, à la veille de la sortie de « Cassandra Darke », jeu de massacre en images de la bonne société anglaise.

- PAR ROMAIN BRETHES, ENVOYÉ SPÉCIAL À LONDRES

« Je voulais que Cassandra soit une femme de ma génération, qui aurait acheté sa maison dans les années 1970 et assiste à la transforma­tion d’une ville qu’elle ne reconnaît plus. »

Posy Simmonds

«Je n’en dors plus ! » lance Posy Simmonds sur le seuil de sa charmante maison de style géorgien, non loin de la gare de Saint-Pancras. La raison de ses insomnies ? Le Brexit, évidemment. « La campagne a été grotesque, des deux côtés, d’ailleurs. Personne n’a songé au sort de l’Irlande, par exemple. Quelle arrogance ! » s’emporte cette amoureuse de l’Europe, au français imagé. «Surtout, je ne supporte pas cette hypocrisie de certains brexiteurs qui, sitôt les résultats du référendum connus, ont transporté leurs fonds d’investisse­ment à l’étranger. » Une punk qui s’inquiète pour le futur ! Décidément, Posy Simmonds ne fait rien comme tout le monde. Car, derrière son apparence de lady respectabl­e assise dans ce salon exquis où sont accrochés des tableaux d’Eugène Carrière, un peintre français précurseur du fauvisme, et des caricature­s du génial Anglais Thomas Rowlandson (1756-1827), se cachent un tempéramen­t bien trempé ainsi qu’un goût non dissimulé pour la satire et la provocatio­n. Posy Simmonds a été consacrée reine du roman graphique depuis les succès de « Gemma Bovery » et de « Tamara Drewe », contes ravageurs des temps modernes qui mettaient en scène une certaine élite londonienn­e, avec son lot de femmes trompées ou adultérine­s, d’artistes ratés ou d’universita­ires en mal de reconnaiss­ance. Adaptés au cinéma respective­ment par Anne Fontaine et Stephen Frears, ils ont assuré la célébrité de celle qui reste l’illustratr­ice star du Guardian et a été la présidente du jury du Festival d’Angoulême en 2018. « Cassandra Darke » est tout aussi éblouissan­t mais explore une veine plus sombre, plus ténébreuse. Il a fallu dix ans de patience au lecteur pour découvrir le successeur de « Tamara Drewe ». « C’est long peut-être, mais des raisons inintéress­antes au

possible, comme des commandes que je devais honorer pour gagner du fric, m’ont énormément retardée ! » Tout Posy Simmonds est là, dans ce mélange d’ingénuité et de crudité qui donne à ses planches, subtil équilibre entre textes ciselés et élégants dessins, une tonalité si singulière. Cette fois, son héroïne est une sexagénair­e, directrice acariâtre d’une galerie d’art contempora­in à Chelsea, un quartier branché et chic de Londres, qui se fiche de son apparence et insulte à l’envi ses contempora­ins. Accusée de fraude – elle a sciemment vendu des copies de l’oeuvre de l’un de ses artistes sans son autorisati­on –, elle voit sa réputation ruinée, sans regretter aucunement d’avoir dupé ses clients : «Des spéculateu­rs qui ne s’intéressai­ent à l’art que pour sa capacité à conserver sa cote. Je crache sur leur ignorance, leur vulgarité, leurs mains rapaces », assène-t-elle tranquille­ment au lecteur. Ce choix d’un personnage peu aimable est parfaiteme­nt assumé par Posy Simmonds : « Je voulais une héroïne déviante, différente de ce que les femmes sont supposées être, méprisant les valeurs attachées à la féminité, comme la famille, la douceur… C’est drôle, ce sont des idées que #MeToo a fait émerger quelque temps après. J’ai aussi eu l’idée de Cassandra en me promenant dans Londres en automne, en fin de journée : c’est le moment où les gens allument la lumière chez eux en oubliant parfois de tirer les rideaux. A Knightsbri­dge, j’observais ces demeures à 10 millions de livres, parfois vides d’ailleurs, et je me demandais

qui pouvait vivre là. Je voulais aussi que ce soit une ■ femme de ma génération, qui aurait acheté sa maison dans les années 1970 et assiste à la transforma­tion d’une ville qu’elle ne reconnaît plus. » Dans son désoeuvrem­ent et pour rendre service à sa soeur – qui a épousé son exmari –, Cassandra embauche sa nièce Nicki, laquelle se retrouve au coeur d’une inquiétant­e affaire criminelle qui conduira Cassandra à un semblant de rédemption. C’est l’occasion pour Posy Simmonds de peindre une lutte des classes qui ne dit pas son nom – après tout, Marx a écrit « Le capital » pendant son séjour à Londres. « Oui, bien sûr, il est question de classes, notamment avec le personnage de Billy, l’amant de Nicki, issu de la classe ouvrière. Cassandra est bientôt confrontée à un monde qu’elle ne connaît pas, celui de la banlieue pauvre, des voyous et des prostituée­s des pays de l’Est, mais, ce qui m’intéressai­t tout autant, c’était le conflit de génération­s qui caractéris­e la relation de Cassandra et Nicki. Celle-ci est issue d’une famille privilégié­e, certes, mais cela ne l’empêche pas d’être un peu paumée, comme nombre de jeunes gens de son âge. Elle veut faire de l’art, mais ses performanc­es numériques sont évidemment moquées par Cassandra, qui affiche un mépris culturel plus que de classe à son égard. » Ce splendide bûcher des vanités ne serait rien pourtant sans la Simmonds’ touch, cet humour et ce sens de la formule dévastateu­rs qui préservent « Cassandra Darke » d’une noirceur trop pesante. Après tout, même les punks ont besoin de rire

« Je voulais une héroïne déviante, méprisant les valeurs attachées à la féminité, comme la famille, la douceur… »

Posy Simmonds

« Cassandra Darke », de Posy Simmonds, traduit de l’anglais par Lili Sztajn (Denoël Graphic, 96 p., 21 €). Rétrospect­ive Posy Simmonds au Pulp Festival à la Ferme du Buisson (5-28 avril).

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Elégante. Posy Simmonds à sa table de travail chez elle, à Londres, le 27 février.
 ??  ?? Méchante. Cassandra Darke (à dr.) à Picadilly, un soir de décembre. L’acariâtre directrice de galerie n’espère qu’une chose : que la femme qui traverse la rue, une de ses connaissan­ces, soit fauchée par le bus.
Méchante. Cassandra Darke (à dr.) à Picadilly, un soir de décembre. L’acariâtre directrice de galerie n’espère qu’une chose : que la femme qui traverse la rue, une de ses connaissan­ces, soit fauchée par le bus.
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Précision. La main de Posy Simmonds pointant un de ses carnets.

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