Le Point

Suède La revanche des blondes

- PAR JULIE MALAURE

Impossible d’envisager une grande virée nordique autrement qu’en attaquant par le plus incontourn­able des pays : la Suède. La terre des fjords, des trolls et des noms illustres, tels Maj Sjöwall et Per Wahlöö, Henning Mankell ou Stieg Larsson. Le talent de ces étoiles du polar a eu une conséquenc­e directe : l’exportatio­n rapide de leur production. Le pays, au 87e rang mondial en nombre d’habitants, est devenu celui de la 8e langue la plus traduite au monde. Et, comme tout change dans le bon sens, la moitié des romanciers de la terre natale de Strindberg, lui qui détestait tant les femmes, sont des romancière­s. Mieux, elles assurent 60 % des plus grosses ventes. Ces impératric­es, qui peuvent écouler 1 million d’exemplaire­s en quelques mois, redessinen­t le paysage littéraire, et le monde. Elles dénoncent la Suède qui change, les inquiétude­s qui mobilisent notre époque. Trois de ces « best-selleuses » nous ont raconté leur arrivée, leur ascension et leur succès, à Sandhamn, Stockholm et Norrköping. VIVECA STEN sur l’île de la tentation

En Suède, l’enfer porte un nom : Sandhamn. Parce que, sur cette petite île dans l’archipel de Stockholm, gorgée de touristes en été, la romancière Viveca cache depuis dix ans des meurtres brutaux. «Plus de trente, avance-t-elle, soit environ un tiers de la population hivernale. » Pour atteindre cet « enfer », et Viveca, il faut attraper le bus 16 dans le centre de la capitale et rouler vers l’est jusqu’à l’embarcadèr­e de Stavsnäs. Soit une baraque en bois et un ferry, à la régularité de coucou suisse, que les îliens empruntent pour regagner leurs pénates. Notre coque fend les flots bleu glacier. Après quelques arrêts dans des îlots minuscules, voici Sandhamn, carte postale de petites maisons de bois rouges et de plages blondes.

L’île de Sandhamn, sous sa plume, est un territoire « plus dangereux que l’Afrique du Sud ».

« Je ne suis pas une

autrice engagée, mais j’ai reçu un choc avec l’élection de Trump. »

Schepp a appliqué les mêmes règles du marketing à son premier livre que Coca-Cola.

■■■ Un peu comme Camilla Läckberg avec le paisible village de Fjällbacka, sur la côte ouest, Sten tire un malin plaisir à faire de ce havre de paix aussi chic que l’île de Ré un territoire « plus dangereux que l’Afrique du Sud ». Avant, cette mère de trois enfants à la tête d’un gros cabinet d’avocats signait des livres juridiques d’un ennui abyssal et passait ses vacances sur l’île, dans « la grande maison jaune achetée par [son] grand-père ». Pour ce qui est des meurtres… Elle ne sait pas exactement pourquoi son imaginatio­n a fait s’échouer « un cadavre à la dérive dans un filet de pêche sur sa plage habituelle ». Elle en a tiré « La reine de la Baltique », son premier succès. Un cosy mystery qui met en scène Thomas, un flic perturbé envoyé pour enquêter auprès de Nora, l’avocate qui a découvert le corps. Depuis dix volumes, les meurtres s’enchaînent. Channel 4 en a fait une série télévisée, « Meurtres à Sandhamn », dont cinq saisons ont déjà été diffusées sur Arte. « Mes personnage­s sont nordiques, mais avant tout humains, pris dans les méandres de leur vie personnell­e où rien n’est jamais blanc ou noir, en contrepied du modèle américain », explique Viveca. Mais tout change avec le sixième volume. « Retour sur l’île » arrive en Suède comme un pavé dans le fjord. Parce que, lors de son écriture, l’ex-juriste assiste à l’explosion de l’extrême droite (les Démocrates de Suède) aux élections. « Ça a été pour moi le facteur déclencheu­r d’un engagement. La peur, pour une si ancienne démocratie sans guerre depuis deux cents ans, et la stabilité menacée ! » raconte-t-elle. La reine de l’intrigue sans vagues dénonce la droite de la haine et déchaîne la tempête. « L’accueil a été formidable », assure-t-elle, de la part de ses défenseurs. Mais du côté de ses détracteur­s, un des élus DS, qui siège au Parlement, a publié un article intitulé « Viveca Sten a tué notre parti ». C’est, de sa carrière d’écrivaine, le meurtre dont elle tire la plus grande fierté.

CAMILLA GREBE Le feu sous la glace Camilla a été touchée par les mêmes inquiétude­s que Viveca, mais lors de l’élection de Trump. Elle nous reçoit dans son bel appartemen­t du quartier d’Ostermalm, à Stockholm. Après huit polars «psy» écrits avec deux partenaire­s différents, elle s’est jetée dans une carrière en solo avec «Un cri sous la glace». Le point de bascule arrive avec le deuxième roman, « Le journal de ma disparitio­n», élu meilleur polar suédois et meilleur polar nordique, et récompensé par le

prix Clé de verre en 2018. Elle y traite des sujets « sensibles ». Comme « la question de l’immigratio­n, qui divise la population, les amis, les familles », raconte la blonde dans son salon blanc. « Je ne suis pas une autrice engagée, affirme-t-elle, mais j’ai reçu un choc avec l’élection de Trump et ce qui se passe aujourd’hui en Europe. » Elle évoque « la colère, partout » dont elle veut parler dans ses romans. Rien de « directif », mais une manière d’interroger « la façon dont nous percevons les autres, la façon dont nous cessons de percevoir les humains en tant que tels, quand nous oublions notre humanité ». Ce faisant, Grebe ne s’est pas fait que des partisans, jugée tantôt « naïve », tantôt trop « politiquem­ent correcte »… Dans « L’ombre de la baleine », son troisième roman, qui vient de paraître, elle aborde le monde de la drogue, l’adolescenc­e, la solitude d’une mère, la place folle et fausse que prennent les réseaux sociaux. Mais, convaincue que les romanciers ont leur mot à dire – et à écrire –, Grebe nous avertit que le quatrième roman à venir, déjà sur l’écritoire, sera « chaud ».

EMELIE SCHEPP ou l’invention du Coca-polar

Elle a presque un nom de soda mais n’a jamais fait pschitt. Parce que Schepp, c’est un coup éditorial bien monté, à deux. Emelie et son mari, Henrik. Qui se sont installés naguère à Norrköping, où Emelie a ensuite placé les enquêtes de sa procureure, Jana Berzelius. C’est là aussi qu’à l’époque le couple a fait fleurir une petite entreprise de communicat­ion avec Coca-Cola pour client. D’où l’idée, en 2012, lorsque Emelie a pris la plume, d’appliquer les mêmes règles de promotion à son premier livre imprimé à compte d’auteur. « 5 000 exemplaire­s livrés sur trois palettes dans le garage puis descendus à la main à la cave », se souvient le couple, en nous montrant, à Norrköping, les vestiges du passé industriel de la ville, arrière-plan du roman. La suite ? La voiture chargée à bloc, les tournées pour rencontrer les lecteurs, du moins ceux qu’Emelie « espère avoir », dans des librairies-supérettes. Deux polars plus tard, Schepp pèse déjà un 1,5 million d’exemplaire­s vendus. Ses romans, extrêmemen­t efficaces, racontent les conséquenc­es de la fermeture des usines Electrolux et Ericsson et l’installati­on d’un important foyer de migrants dans la ville. A Norrköping, on ne roule ni sur l’or ni en Volvo toutes options, mais cette capitale de la dèche suédoise nourrit comme il faut les intrigues de Schepp. Elle qui regarde la Suède à la loupe scrute aussi Hollywood aux jumelles. Fan de films d’action – « Un bon film est un film fait à partir de 1 million de dollars déposés sur la table du scénariste », dit-elle –, elle met en scène un tueur en série au scalpel dans le troisième tome, « D’une mort lente », qui paraît en France. Assurément plus inspiré de Thomas Harris que de Henning Mankell

« Retour sur l’île », de Viveca Sten, traduit du suédois par Rémi Cassaigne (Albin Michel, 448 p., 22 €). « L’ombre de la baleine », de Camilla Grebe, traduit par Anna Postel (Calmann-Lévy, 400 p., 21,90 €). « D’une mort lente », d’Emelie Schepp, traduit par Rémi Cassaigne (HarperColl­ins, 448 p., 20 €).

 ??  ?? VIVECA STEN Dans sa série adaptée par Arte, « Meurtres à Sandhamn », la romancière a déjà caché une trentaine de cadavres.
VIVECA STEN Dans sa série adaptée par Arte, « Meurtres à Sandhamn », la romancière a déjà caché une trentaine de cadavres.
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CAMILLA GREBEPour la romancière, la question de l’immigratio­n« divise ». Elle interroge « la façon dont nous cessons de voir les humains en tant que tels ». EMELIE SCHEPP nourrit ses intrigues de la ville de la dèche suédoise, Norrköping.

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